DANS LA MAIN DE MON PÈRE…
J. Patenier. Charon traversant le Styx.
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Quand il pleuvait dru…
Quand le soleil faisait luire le bitume prêt à fondre…
Quand à l’automne, les feuilles des Ginkos Bilobas tombaient à terre en tournoyant, telles des queues de petites baleines agonisantes…
Quand les orages violents de l’amour maladroit,déchiraient la poitrine de l’enfant pétrifié.
Par tous les temps, en toutes saisons, mon père enfournait la menotte de l’angelot dans sa large main. Le très petit que j’étais – qui garde le souvenir mouillé de ces instants fugaces de bonheur parfait -, levait régulièrement les yeux vers ce visage qu’il ne voyait que de profil. Ça le rassurait. Une onde douce et chaude l’enveloppait, le nourrissait, l’apaisait. Elle donnait à ses regards d’enfantelet cette brillance sereine, celle d’un astre à son lever qu’aurait filtré un très vin blanc. Dans le vague de sa conscience naissante, il regardait la main de son père, si douce, si chaude, comblante, dans laquelle il se nichait à chaque fois qu’il le pouvait, comme un oisillon qui attendrait ses plumes…
Sur la petite table, qui jouxtait son lit de misères – qui n’en finissaient plus de l’écraser comme un raisin trop mûr -, dans l’obscurité de cette chambre aux volets clos, brille son alliance. Sans qu’il m’ait même été permis de penser à tendre la main, l’anneau d’or qu’il porta sa vie durant, et qui luit dans la pénombre de son absence – si surprenante que mon cœur, un instant, ne pulse plus -, s’est enroulé autour de mon annulaire gauche. Trop grand. Et mon doigt trop petit. Comme sa main qui tenait naguère le bout de mon aile de verre. Je la revois, décharnée, réduite à l’essentiel, toute d’os et de peau translucide, presque froide dans la mienne. Dans ses derniers temps, régulièrement, je lui rendais un peu, trop peu, de cette énergie, de cet amour discret, qui m’avait construit, puis protégé tout du long de mes cahots. Efflanqué comme un vieux loup de verre, le loup de mer me souriait toujours, oublieux de son état. Dans le bleu, autrefois outremer, de ses yeux doux, jour après jour, l’opalescence s’installait. Les yeux du moussaillon devenaient blancs, comme ceux des grands poissons, échoués sur les sables ivoirins des mers transparentes. Si proches des au-delà. Doucement, lentement, imperceptiblement, ils s’éteignaient. La camarde, la garce-charogne, comme à son habitude, silencieusement implacable, gagnait la partie et lui suçait la vie.
Prenant son temps, comme à plaisir.
Nous avons souvent parlé, à petits mots lourds, de l’instant abolissant le temps, de ce dernier «passage de la ligne», qu’il savait imminent. Il me souriait, soucieux de moi, digne, alors qu’aucune foi ne le pouvait aider. Sans doute, qu’autour de lui les vortex incandescents de tous les anges réunis à son chevet le calmaient? Je lui disais la paix qu’il connaîtrait, l’Amour total qui l’accueillerait, la certitude que nous nous croiserions de nouveau, plus tard. Après, dans ce longtemps, très proche au regard de l’éternité. Il m’écoutait en silence. Puis il me souriait, de ce regard d’enfant qui fut le mien jadis. Plus personne, jamais, ne m’emmènerait nager en riant sur les flots paisibles de ses mers intérieures. Jamais, non plus jamais, je ne plongerais dans la fraîcheur céruléenne des yeux de mon papa…
Fra Angelico. Ange en Adoration.
Cet homme aimait à rire et la compagnie de ses semblables lui plaisait. L’humour ne l’a jamais quitté. Il est passé de l’éclat de rire au sourire, puis il ne resta bientôt plus que cette brillance glauque dans ses yeux, qui s’éclaircissaient encore un peu, mais à peine, quand mes grosses plaisanteries de vieil enfant en souffrance arrivaient à percer les mystérieuses épaisseurs de sa lucidité défaillante. Très tôt, trop tôt, il me parla des jours d’après. Quand il aurait prit son envol et rejoint les escadrilles fournies des aventuriers ultimes. À moins qu’il n’ait choisi d’expliquer à Charon comment traverser le Styx! Lui, qui, à tout juste seize ans, ramait dans la rade de Brest, torse nu, en plein hiver, embarqué dans une baleinière, en compagnie d’une bordée de moussaillons ivres de vie. «La Danse Macabre de Camille Saint Saëns», me dit-il, aurait à sonner, juste l’instant d’avant que les flammes incinérantes ne le renvoient à la poussière…
Après que ses cinq sens l’eurent quitté, Saint Saëns égrena pour l’honorer les phrases tonnantes et les volutes douces, de sa danse.
Six longues minutes, toutes à lui, les plus longues de ma vie…