L’HOMME QUI PARLE A LA QUEUE DES LOMBRICS…
Clin d’oeil : Egon Schiele. Cardinal et Nonne.
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Souvent, hommes sourient d’un air faux…
Là haut sur sa Montagne proche de Saint Emilion, « Pierre Le Grand » nous accueille, Daniel « Le Cardinal » Sériot et moi à vrai sourire ouvert. L’environnement, du genre immense souche post industrielle, est surprenant ! De grands bâtiments des temps anciens, solides, marmoréens, construits pour défier les temps, disséminés ça et là, comme des Cathédrales profanes érigées à la gloire du Bacchus triomphant des jeunes années du siècle d’avant. Ils dominent les environs comme des pyramides occidentales. Un Château, volets entrebâilles au fond d’une vaste cour d’allure un peu froide, est assis sur la roche calcaire qui affleure. Sûr qu’il y a peu, relativement au lent temps de l’histoire des roches, le domaine était vaste, qui regroupait nombre de propriétés riches et prospères. Les générations qui se sont succédée, décades après décades, responsables ou dilettantes ont peu à peu lâché les brides du bel équipage et « l’empire », bribe après bride s’en est allé, érodé par les vents mauvais. Les pierres, depuis 2005 de Pierre la propriété, ont subi – résistant au mieux aux outrages des hommes plus que du temps – les affres d’un entretien négligé. Leur redonner le lustre de naguère demanderait des moyens gigantesques qui ne sont pas – dureté de la vie oblige – la priorité du moment.
C’est que le bestiau à l’œil clair qui sourit aux pampres de ses vignes, colosse aux pieds d’argile sur calcaire, tient avant tout à rendre à la terre qui porte ses lambrusques sa vigueur originelle. C’est qu’il est convaincu l’Obélix des Astéries que les très vieux braves fragiles qui ont survécu à la maltraitance des homoncules, méritent d’être à nouveau respectés. Sur les 26 parcelles qui font les 12 hectares de vignes, il s’est mis en tête – pour être « aimable » il n’en est pas moins opiniâtre – de permettre aux troncs tordus par l’âge et les misères qui leur ont été faites, de ses vieilles souches (les plus vénérables datent de 1901, les plus jeunes de 2002. entre elles, 1902, 1934, 1946 !) de replonger leurs racines dans les mystères nourriciers des argilo-calcaires de ce terroir qui fut beau. Alors, raisonnable comme un ex-citadin modeste (ils ne sont pas légions) devenu viticulteur par choix, il travaille dur à soigner la terre. Pas étonnant alors qu’il soit depuis 2007 certifié en agriculture raisonnée.
Les deux pieds plantés dans le sol, à l’écart d’une largueur d’épaules, il nous raconte d’une voix douce son quotidien. Le temps est au beau en cet Avril bleu et semble s’y plaire. Les argiles de surface sont craquelées. Pierre écarte herbes et fleurs diverses qui colorent les rangs et les fracturent en quadrillages grossiers apparaissent. Mais sous les 45 cm (en moyenne) de terre, la roche fissurée est là, l’humidité aussi. La liane y plonge ses doigts qui cherchent les failles étroites ou les parties délitées, pour s’y enfoncer en zigzags toujours réinventés. À la recherche de son mystérieux miam-miam. Vieux courbus boiseux et/ou de chairs sur herbes tendres, fleurs et insectes. Tel un microcosme en paix (rires !) au sein chaud duquel il fait bon se trouver en ce Samedi 23 avril à 18 heures et douze minutes exactement.
Le hasard est une idée ancienne qui a la vie dure…
Or donc « 1901 ». Trois hectares en sept parcelles de ces enfants du début du siècle, cabernet franc et merlot mêlés à « l’ancienne ». Près de 20000 survivants à toutes les guerres chimiques qui, bon millésime mal an, remplissent à ras col (50% Merlot, 50% Cabernet franc dont les raisins macèrent ensemble en cuve) entre 1000 (un accident !) et 5000 à 6000 flacons d’un sombre élixir juteux. Les 9 hectares (45 ans de moyenne d’âge) restant, en 19 parcelles à combinaisons variables, vont au Château Beauséjour (de 8000 à 27000 bouteilles de 70 à 95% de merlot selon les années) puis à Charme de Beauséjour (« Vestibule » eut été plus judicieusement amusant !) et enfin à la cuvée Tradition.
A vieux ligneux, bon bois ! “1901” s’en va malolactiquer dans 60 à 100% de bois neuf. Il y passe, de l’embryon à l’éléphanteau, quelques 15 à 20 mois. Beauséjour copie l’Ancien dans 30 à 60% de fûts vierges et reste au chaud dans le ventre des douelles entre 8 et 14 mois. Tout cela, qui va de soi, en fonction de ce qu’exige la qualité des années.
Anecdote sur le gâteau, les vieux bois de « 1901 » – il a fallu quelques années pour mener l’entreprise à terme – ont été, en collaboration avec Monsieur Vauthier propriétaire du Château Ausone, littéralement scannés par le regard analytique d’un ampélographe. Chaque pied a été étudié minutieusement. De ce travail scrupuleux, 31 « étalons » presque parfaits, beaux, solides, résistant mieux que les autres aux maladies et aléas divers du grand âge, sont ressortis vainqueurs. Ce sont eux qui fournissent les « petits bouts de bois » destinés à remplacer les souches mortes. C’est qu’ils sont fragiles les chenus aux silhouettes tourmentées ! Le moindre choc les brise comme cristal labile… Au fil des rangs, entre les vieux sages survivants, pointent le bout de leurs rameaux juvéniles nombre de nouveaux nés prometteurs. Depuis l’aube du peuple des vignes vivantes, les générations se suivent, permettant, époque après siècle, aux hommes qui les accompagnent la possibilité d’un espoir de grand vin.
L’eau de la clepsydre, insensible à nos émotions qui tordent le temps, l’accélérant ou le ralentissant, imperturbable, a coulé. Le quart d’heure a passé les deux heures sans que soif ni faim nous réveillent. Il est comme cela, qui jalonnent la vie de perles rares, des moments presque parfaits, lumineux comme les gouttes d’eau claire accrochées aux fils en balance de la toile d’une épeire entre deux rameaux de bois, le soir après l’orage, à l’instant précis où le soleil bascule.
Au juste instant, ils tombent en Terre mais vous restent en mémoire.
Beauséjour, qui l’est sans conteste, est de ceux-là…
Cinq jours ont passé, je n’ai pu résister. Quid de ces vins dont les parents m’ont conquis. Leurs enfants de jus ont-ils ce caractère qui marquait les vignes ? Le jus de l’union de l’argilo-calcaire, des bois torturés et de l’homme attentif coule enfin dans mon verre en ce début de nuit, à l’heure où les lombrics forniquent. Dans le silence des heures noires le vin sera communion ou détestation !
Capsules et bouchons se sont donnés sans peine comme si les vin impatients de chanter dans ma gorge avaient poussé de leur côté. C’est Beauséjour 2007 qui entre le premier en lice car c’est bien d’une joute sensuelle qu’il s’agit. La robe est toute de fièvre pourprée intense, brodée d’un fin liseré violet, elle rutile sous la lampe. Le disque sombre qui roule dans le verre comme une danseuse espagnole lascive lâche ses volutes invisibles et odorantes de mûres, de fruits rouges et d’épices suaves mêlés. Le toucher de bouche est peluche fondante qui s’insinue entre langue et palais. Puis le jus fait sa boule de fruit qui s’ouvre et se resserre sur des tannins encore fermes. Mais le tout est mûr, bien équilibré et d’intensité moyenne. A l’avalée, le vin pourtant tombé au fin fond du corps, persiste un moment. Frais, il laisse aux lèvres une trace de sel fin.
Puis vient à moi « 1901 » 2007 et c’est un jus de centenaire (rire) qui glisse sur la rondeur du verre comme une eau de sang, amarante et lumineuse. Le vin roule au long des hanches de cristal que mon poignet agite. Quand il s’apaise, demeure sur la paroi comme l’image translucide d’un aqueduc gras. Fugace, l’image d’une violette tremblante se pose sur le verre, dominant un instant les parfums floraux qui échappent à la surface mouvante. Suivent des fruits en foule, un nez de cade, un marché d’épices, quelque chose d’un peu sauvage et l’idée d’une crème pulpeuse. Le souvenir d’un poivre frais aussi. L’attaque est douce, onctueuse, tendre, délicate, subtile. La matière est dentelle de tannins fins et réglissés après que la violette et la cerise ont eu faits leur grosse boule qui caresse la bouche puis enfle plus avant. Une puissance contenue encore jeune, une tension manifeste, structurent ce vin. L’image d’une ballerine fine et forte à la fois qui danse sur des pointes claires s’imprime un instant derrière mes yeux clos. Je me résous à la séparation. Éploré (rire) j’avale… Après la bascule « post luettique » le vin semble toujours présent, laissant à marée basse et bien longtemps après que le poète a disparu, ses tannins croquants, mûrs et réglissés. La sève de ce vin, sommet de Montagne, est de race certaine bien que de millésime moyen. Il pourrait de haute lutte en terrasser plus d’un de mi-Côtal (singulier au regard du Coteau ordinaire)…..
Et pendant ce temps là, qu’il fasse nuit, qu’il fasse jour, sous nos pas lourds d’humains maladroits, dans le dédale invisible de la géologie des sols, quelque part entre terre grasse et roche dure, à la sombre clarté des micro-feuilles d’argile piquetées de cailloux blancs, les lombrics aux corps gras, comme des laboureurs invisibles transmutent inlassablement la terre sauvée de la bêtise crasse des hommes… ?