LES ANGES, LE DIMANCHE A LA MESSE…
CHAPITRE 10.
Le temps passait, les enfants grandissaient, les filles resplendissaient, les ravages de l’âge supposé ingrat finissaient. Mathilde et Xéresse toujours inséparables, rayonnaient, l’une atteignait ses dix huit ans, l’autre ses dix sept printemps. Oui printemps était le mot et nul autre ne leur seyait mieux, elles traversaient le temps court, fragile et émouvant, celui de leur première beauté, cette grâce éphémère et aérienne qui faisait se retourner le dimanche sur le chemin de l’église, tous les hommes et les garçons des environs. Xéresse suivait Mathilde, la grande au port de princesse touchait à peine le sol, délicate, joliment dessinée, elle avait le visage régulier, la peau veloutée, un teint de rose, des lèvres rouges finement ourlées, et ses cils noirs et recourbés faisaient ressortir le noir profond de ses grands yeux brillants. Sa taille fine, et ses hanches d’un bel ovale parfait, mettaient en majesté ses longues jambes aux muscles allongés, juste saillants. Elle chaloupait à peine, au dessus de ses reins cambrés, ses petits fruits ronds regardaient le ciel complice qui lui souriait. Mais ce qui attirait plus que tout les petits rapaces affamés, c’était la lumière trouble de son regard qui attirait et inquiétait à la fois, et les garçons qui faisaient les beaux en s’approchant d’elle, perdaient un peu de leurs certitudes quand ils croisaient son regard. Souvent ça les stoppait net, ils restaient immobiles et tandis qu’elle continuait son chemin, ils se retrouvaient plantés là, incapables de poursuivre, accrochés à leurs sourires aussi stupides que figés. Mathilde était de celles qui choisissent et décident.
Parfois à côté d’elle, mais le plus souvent derrière, Xéresse resplendissait comme un fruit rond et juteux, juste cueilli au jardin par un petit matin de juin. Ses billes rondes grandes ouvertes avalaient tout ce qu’elle regardait, ses yeux de noisettine dorée laissaient en toutes circonstances sourdre une angoisse discrète, que trahissaient à peine ses sourcils légèrement froncés. Xéresse était belle comme une brioche sortie du four, son teint de crème onctueuse, son visage ovale aux joues rebondies, sa petite bouche ronde, juteuse comme une cerise sang de pigeon bien mûre, sa poitrine plantureuse qui semblait défier les implacables lois de la gravité, sa taille si fine qu’on aurait pu l’entourer d’une seule main, ses hanches généreuses, et ses fesses fermes et cambrées plantées sur deux jolies jambes potelées qui marchaient à petits pas souples, ses chevilles fines, enfin, aux mollets croquignolets, en faisaient une proie tentante pour les hyènes ordinaires dont les babines se retroussaient à son passage quand elle leur souriait ingénument. Souvent Mathilde se retournait vivement et les calmait d’un regard. Xéresse adorait le trajet dominical vers l’église, elle se gavait du désir lourd de tous ces mâles en surchauffe, et roucoulait tout du long en battant des mains.
Puis elles entraient dans l’église. Xéresse s’asseyait toujours à la droite de Mathilde qui avait Gracieux, toujours fébrile à sa gauche, lui même était à la droite de son père, près duquel se trouvait Josette perdue dans ses pensées entre les pattes puissantes de son teuton. Elle offrait aux ouailles qui l’entouraient un sourire, aussi figé que son regard était perdu et vibrant entre les cuisses blanchâtres du valet de ferme. Immuablement. Gracieux louchait à se tordre les yeux sur la grande, et la chaleur douce que ce corps juvénile dégageait, le mettait autant en rage qu’en troubles délices. Mathilde le dédaignait de toute la morgue dont elle était capable et se régalait du trouble du boutonneux, qu’elle accentuait en fronçant régulièrement son joli nez, affichant un air de dégoût qui ne durait que le temps qu’il s’en aperçut. Humilié comme jamais, le benêt devenait plus rouge qu’une fraise de juin. Pourtant, au fond de son marasme, il trouvait moyen de rêver à des tortures extrêmes qu’il se voyait infliger à la démone qui lui ravageait l’âme. Alors Mathilde le gratifiait du plus cruel de ses sourires en se passant la langue sur ses lèvres qui gonflaient, tandis qu’elle mordillait sa bouche charmante et humide. Le soleil qui perçait la nef à cette heure religieuse pendant que les chants des bonnes âmes résonnaient, rebondissant sur la haute voûte de l’édifice, entourait à contre jour la chevelure noire de Mathilde d’un halo surnaturel, exhaussant sa beauté toute fraîche, et brûlant d’un feu tremblant ses lèvres frémissantes. Sa carnation ivoirine brillait doucement, comme les flammes des bougies sur l’autel.
Xéresse somnolait doucement. Parfois son cou faiblissait, et sa tête de roussette oscillait un instant avant de se poser sur l’épaule de la grande. Elle aimait ces moments là, entre la lumière opale du jour et le chant des rosières, dans un état de conscience ralentie, ses angoisses faiblissaient jusqu’à disparaître. Elle rêvassait, alanguie, la respiration régulière de Mathilde soulevait son front, achevant de la plonger dans un autre monde. Tout se mélangeait sous ses paupières à demi fermées, la grande croix du dessus de l’autel fondait, le bois coulait comme du chocolat fondu, le grand corps blanc du Sauveur ruisselait, le sang sacré rutilait au soleil, des anges roses voletaient tout autour du choeur en chantant les louanges de Dieu, les odeurs d’encens l’enivraient, la voix de l’officiant psalmodiait des mots inconnus vides de sens, mais qui la transportaient, si doucement, qu’elle en défaillait presque, à en sentir une chaleur au creux de ses reins. Alors elle enfonçait la main au fond de la poche percée de sa robe de tissu râpeux, et ses doigts discrètement se mettaient à l’ouvrage. Aucune idée de sacrilège ne l’effleurait, bien au contraire, elle avait la foi simple de ceux que la religion ne culpabilise pas. Miracle entre les miracles, Dieu, bienveillant, l’accompagnait dans son voyage mystique et charnel, à l’instant ou « Ite missa est » retentissait sous la nef silencieuse, il lui semblait que son être, décuplé, accédait à la béatitude.
Au sortir de la messe, Mathilde posait un instant sur les parvis, elle attendait que la foule des ouailles caquetante descende les marches, elle dominait la masse informe de toute sa grâce, le regard perdu à l’horizon, belle et apparemment détachée, mais elle ne manquait pas de guetter du coin de l’oeil les regards furtifs et concupiscents des hommes qui la déshabillaient à la dérobée. Xéresse, elle, encore toute chavirée, sentait ses angoisses revenir. Gracieux ne pensait qu’à vite rentrer pour s’isoler dans sa chambre et se soulager des tensions accumulées. Josette avait hâte de retourner à la ferme voisine, retrouver les reins d’airain de son fendeur de bûches, Martin, inquiet sans trop savoir pourquoi, ruminait en silence, et épiait sa femme du coin de sa paupière chassieuse …
Ainsi allaient, entre les laudes et l’angélus, les dimanches dévots de la famille Pêcheur.