ACHILLE ET LES FILLES DE LA COLO …

Achille ravale ses larmes …

Tant qu’à faire il renifle un bon coup. La morve qui lui pendait au nez fait machine arrière, remontre ses sinus et s’étale gluante sur sa langue. Achille l’avale avec délice. Il aime ce goût onctueux et salé, comme le Chardonnay bien mûr et frais dont il aimera se délecter plus tard ? Se pourrait-il que l’inclination qu’adulte il cultivera pour les vins issus de terroirs argilo calcaires lui vienne de ces pleurs refoulés ? Pour l’heure, seul le mufle du bus, dont le diesel tressaille lourdement sous le capot gris, l’intéresse. Dans son dos la main de son père le pousse doucement vers la porte ouverte de l’engin terrifiant. Achille n’a pas six ans et n’a jamais quitté les jupes de sa mère plus de quelques minutes. Ce n’est pas qu’il soit timide, nonnn. Mais, entre faire le clown, amuser la famille, en tournant et soufflant autour de la table dominicale dans le Tuba cuivré – plus grand que lui qui ne fait que deux pommes et demi – de son grand père et partir à l’aventure, en « cononie de vacances » … C’est quand même autre chose. Il flippe grave, lui le plus petit de cette bande d’enfants bruyants qui monte à l’assaut du bus. Sa main s’accroche à sa mère, il perd de sa superbe et se met à brailler, comme un cochon de lait devant un étal de saucisses. Soudain deux mains fines se penchent vers lui, le prennent par la taille, un mouchoir lui recouvre le visage qui essuie au passage larmes et limaces morveuses, le lèvent et le collent contre une poitrine ronde et ferme qui sent bon la chaleur et le linge propre. Interloqué, il se tait et respire, le nez collé au cou pâle d’une jeune blonde rieuse, les parfums musqués qu’exhalent les longs cheveux paille de l’adolescente. Son premier parfum de femme, hors sa mère, l’enivre et l’exalte comme jamais berceuses ne l’avaient fait. Ainsi qu’une pâte à modeler chauffée au soleil il se coule contre le corps de la fleurelette, lui entoure le cou de ses bras et ferme les yeux. Une chaleur soudaine au creux du ventre lui met le rose aux joues. Dans un bruit de pignons grinçants l’autocar démarre.

Achille vient de connaître sa première … émotion !

Par la lunette arrière du bus la foule des parents émus tressaute, agite convulsivement mains et foulards. Très vite la troupe s’amenuise pour disparaître au premier virage. Le menton appuyé contre l’épaule chaude de l’adolescente odorante, Achille, anesthésié, ressent à peine une pointe acide de chagrin lui effleurer les cils ; il vient d’apprendre que la séparation ne sera jamais un moment de pur bonheur, et la courte vague humide qui lui brûle les yeux, il la reconnaîtra désormais, à chaque fois. Une chance pour lui que cette grande fille rieuse l’ait aidé à accepter, sans trop souffrir, que la vie est faite le plus souvent de petits bouleversements et que chaque quiétude perdue, chaque choix, chaque décision, implique souffrances et tremblements passagers. Mais à moins de six ans, yeux grands ouverts sur le monde, Achille ne sait encore que pleurer, rire et jouer. La première grimace à demi édentée du rouquin qui se tortille sur le siège derrière lui, suffit à le ramener au présent immédiat. Très vite l’enfant se plonge dans le jeu. Grimpe et descend du siège, glisse les soldats de l’Empereur entre les accoudoirs, mime la mitraille et s’écroule au sol, foudroyé. Le temps, aboli, s’arrête.

Une semaine a passé mais il ne le sait pas. A peine levé les journées fondent à toute vitesse, entre jeux, promenades et veillées. Achille a plein d’amis. Il se vautre dans l’enfance et en rajoute. Petit bout de la bande, il est choyé, passe de mains en bras, de blondines en brunettes, de filasses en frisottées. Ses boucles claires séduisent les grandes bringues qui aiment à se perdre dans ses grands yeux bleus sans fond. Il est un peu leur futur. Sans le savoir elles s’entraînent à la maternité. Il ne craint rien des garçons, et traine avec eux pendant qu’ils fument en cachette au coin du château. Lui se montre, fait le guet, et les avertit au moindre bruit suspect en braillant comme un âne, hi han, hi honnnn. Sa monitrice préférée est une rousse incendiaire, à la peau de lait tâchée de pépites de chocolat, généreuse, confortable. Elle le tripote sans cesse comme une poupée vivante. Lui, ne dit mot, laisse faire la fille, met son nez partout, mine de rien, sans trop savoir pourquoi. Son odeur, à nulle autre pareille, il s’en repaît à sa satiété, la renifle et la lèche. Elle rit, d’un rire de gorge un peu rauque qui finit en crécelle. Elle le secoue gentiment, tant et tant que la tête lui tourne. Parfois, un peu écœuré, il se sauve en riant pour qu’elle ne perçoive pas son malaise. Mais toujours il revient, ou bien elle le rattrape, le colle entre ses jambes, se penche vers lui et le couvre de gros baisers mouillés qui le dégoûtent un peu, et surtout lui donnent chaud.

Le soir tombé, juché sur un rehausseur (une caissette vide qui lui met le menton à hauteur d’assiette), il mange, comme une petite star, à la longue table, entre les monitrices attentives qui le choient comme un chiot fragile. Achille, la coqueluche des filles, fait régulièrement des caprices,depuis qu’il a compris qu’il pouvait, en toute impunité, se le permettre. Et comme il sert de passeur de billets doux aux plus grands des garçons, l’innocent est protégé de tous côtés. Et que j’te lui coupe sa viande, que j’te lui choisisse les meilleurs morceaux, que j’te finis sur les genoux d’la blonde, la nuque au chaud sur les airbags dodus. La vie de château, quoi ! Et tout ça, comme ça, sans rien faire, sans rien dire, rien qu’en étant le soit disant bébé de la couvée …

La quinzaine se termine pour le bambin qui ne vit encore qu’au présent. Vient le grand soir du repas d’adieu des monos, dont il est le seul invité. Fier comme un roitelet à l’Élysée, Achille, qui ne comprend rien à la chose, confortablement installé sur le giron d’une belle en chair, est cœur, et surtout yeux, grands ouverts. Le cidre Normand, brut, à la robe turbide et au parfum âcre, coule généreusement dans les verres à gros bords. La couleur cuivrée du breuvage fascine l’enfant. Là, c’est sûr, « d’la pomme, y’en a ! » et les fragrances sucrées du jus trouble l’enivrent à moitié. Le pick-up braille les airs à la mode de l’année. Les joues rouges et les yeux pétillants des filles énervées qui le bécotent à tour de lèvres humides, lui enflamment le visage. Béat, à demi gagné par le sommeil, Achille lévite. Ces attouchements chastes et ces odeurs de corps moites, mêlées à celles du cidre fort, le marquent à jamais, plus sûrement, sans qu’il le sache, qu’une brûlure au fer rouge. Bien plus tard, il les retrouvera sur la peau laiteuse de sa première expérience, une sorcière rousse, aussi enveloppante que flamboyante !

Perdu dans les pensées de son lointain passé, Achille rêve. Sur le coin du bureau, tandis qu’il pianote en rafales sur son clavier, un grand verre rempli d’un beau jus incarnat, brille, comme le rubis roussoyant d’une chevelure de feu, sous la lumière artificielle de sa lampe. Les rayons du soleil cru, qui perce cette nuit sombre de son regard aigu, se concentrent dans le lac calme du vin de pur carignan qui l’attend. Le temps a fait son œuvre, il a laissé les pommes au verger de l’enfance, il se régale maintenant du sang de la treille. C’est un « Puch », un Vin de Pays des Côtes Catalanes, du millésime 2010, vinifié par une bande d’allumés Roussillonnais, qui lui fait de l’oeil comme un clown cyclope. La bouteille a atterri chez lui, par un de ces miracles, une de ces rencontres, au hasard du Web, virtuelle donc, qui à pris corps de verre vert à bouchon, un beau jour, entre les mains de sa factrice préférée, ronde et blonde comme une mono de colo ! Alors, l’heure est grave, le vin de l’amitié ne se boit pas comme un vulgaire jaja de grande surface. Non, il se regarde, s’ouvre avec tendresse, se verse avec douceur, et monte au nez comme un parfum précieux. Du fruit, des fruits frais en corbeille, de ces fruits cueillis en vrac au jardin les premiers jours de l’été, lui ravissent l’appendice et lui mettent immédiatement la salive en bouche. Il lui faut se retenir grave pour ne pas s’en coller une large rasade dans le gosier, illico. Alors, consciencieusement, il hume, renifle à tours de naseaux le vin odorant. Moins d’une minute plus tard, la première gorgée glisse, soyeuse et fraîche dès l’attaque sur ses muqueuses impatientes. Plus que de fruits mûrs et tendres, ce vin a le goût de l’amitié vraie, simple, et sans chichis. C’est bon, coulant, ça roule en bouche comme hanches de femme mutine, espiègle et franche. Yeux clos, lui vient en tête, sans même qu’il ait à penser, « Putain, c’est bon ! », tant la matière soyeuse, aux tannins si fins, qui s’allonge caressante et pleine, équilibrée et grasse ce qu’il faut sur sa langue conquise, le ravit. Le jus, conséquent et léger à la fois, passe la glotte à l’européenne …. sans frontière apparente. Un vin qui met en joie … à faible degré d’alcool, mais à forte amitié ajoutée. Rare par ces régions de soleil ardent ! Un verre, puis deux, descendent allègrement la pente, qui lui laissent bouche propre et conscience claire …

Une des plus dangereuses bouteilles qu’il ait eu à affronter !

Un vin à brûler la nostalgie.

A bouffer la bouteille vide …

Pire encore que les donzelles de la colo …

Un merci tonitruant à pas l’amer Michel …

Et chapeau …

Ni de paille, ni d’Italie !

EHIMOLATIRECONE.