ACHILLE EN CHAMBARDEMENT …
Caravaggio. David et Goliath.
Achille s’est assis.
Un peu raide sur sa chaise face à Landonne. Ce jour elle s’est drapée de vert, d’un de ces vert bronze velours à rendre jaloux Véronèse qui l’enveloppe bizarrement. Il ne boude pas, mais la regarde simplement sans sourire. Landonne suit son manège des yeux, il la détaille curieusement. Elle ne dit mot, ne marque rien, ne s’en offusque pas, accepte tranquillement qu’il ait fini de l’observer. Mais il la voit plus qu’il ne la regarde. Pour la première fois il a l’oeil franc, un peu intimidé quand même, le front haut, les mains posées sur les genoux, pas vraiment détendu, pas serein non plus mais calme. C’est alors qu’elle lui sourit, un sourire rassurant, doux, naturel, le sourire mesuré d’une femme qui ne cherche rien, n’attend rien, mais ne refuse pas. Achille se fend d’un rictus tremblant et chevrote un «Bonjour madame Landonne» qui lui vaut en retour un «Bonjour monsieur Achille» à voix moyenne. Puis un petit blanc que rien ne casse s’installe, un petit blanc léger comme un aligoté de l’année, ni pression, ni angoisse, ni peur, le temps qui roule paisiblement. Rien ne semble dépasser chez cette femme pense Achille, lui qui donne volontiers dans les excès cela le surprend depuis le début, voilà quelques semaines déjà … De silence obstiné ou plutôt de silence épais, bouche cousue, dans l’impossibilité de former un mot, une syllabe, pas même de soupirer, à user des heures entières son énergie, à respirer de la pointe des dents.
L’araignée n’a pas reparu depuis le moment où le regard bleu de l’enfant a fulguré, alors qu’il venait de tomber et que dos collé au sol gras, l’éclair avait jailli du ciel de son inconscient, fracassé la porte du présent, lui jetant en pleine face ces yeux d’azur dont les pleurs anciens l’avaient instantanément inondé, le laissant hoqueter comme une poupée cassée, pitoyable. Vivre ces instants, aussi brefs qu’intenses, avait été pour Achille une épreuve redoutable, déchirante et il regrettait presque la comptine de l’aranéide avec laquelle il vivait depuis quelques temps déjà. C’est qu’elle avait fini par lui donner la rage cette putain de bestiole, tous ces combats de jours et ces nuits de cauchemar, l’avaient quasiment occupé à plein temps. Mais maintenant ce petit bonhomme fragile et si puissant à la fois, c’était nouveau, il ne savait pas par par quelle menotte le prendre et surtout il détestait au plus haut point ces émotions liquides qui le gagnaient sans qu’il puisse leur opposer la moindre digue, comme à la terre les vagues de la mer en furie. Landonne ne bronchait pas, six semaines qu’elle reposait sur son gros cul – la génétique fait bien les choses – pendant qu’il bouffait les heures à la sauce blanche pour ne pas les parler.
Achille inspira un grand coup, sa respiration resta bloquée quelques longues secondes, puis au moment où l’étouffement le gagnait et lui mouillait les paupières, il ferma les yeux – l’image d’un saut dans le vide lui traversa l’esprit – il hoqueta et le bouchon qui lui obstruait la gorge depuis des semaines céda d’un coup comme un barrage sous l’assaut des eaux trop longtemps retenues. Il se vida d’un jet qui dura longtemps sans doute, il ne savait plus, les mots affluèrent, en désordre d’abord, ce fut comme un long vomissement acide, douloureux et soulageant à la fois. En vrac, pêle-mêle, il balança, la chambre, le lit blanc à barreaux, les rêves de cet enfant puissant, la terreur qu’il lui communiquait, les tortures du nounours, les gémissements mal tus dans la chambre, la peur qu’ils déclenchaient chez le nourrisson et qui résonnaient en lui, qui le cinglaient plus durement qu’un fouet sur la croupe d’un cheval fou. Son esprit lui criait de se taire mais il ne l’écoutait pas, les torrents, les cris, les imprécations qu’il déversait étaient plus forts que le regard meurtrier de l’enfant qui de toutes ses forces tentait de le subjuguer, les hurlements de l’araignée hors d’elle, que la honte qui le submergeait, que le regard supposé de Landonne qu’il ne voyait pas. Son cœur de pierre, ses tripes nouées, son plexus brûlant, ses yeux prêts à éclater, tout ça se détendait doucement ; et ce bien être qui lentement s’installait n’avait pas de prix. Achille crachait, chiait, vomissait, expulsait à la face de Landonne muette, des flots d’énergie noire, accumulée depuis des lustres sans qu’il le sache. Étrangement il se sentait mourir et renaître à la fois. Il se tut aussi brutalement qu’il avait hurlé, car il avait inconsciemment braillé tout ça, et sa voix méconnaissable, la voix tonitruante de sa si vieille rage avait franchi les murs de la pièce et inondé couloirs et salles alentours. La porte de la pièce s’ouvrit, une infirmière très inquiète accompagnée de deux costauds, apparut. Landonne leur sourit et les renvoya d’un geste de la main. Achille a demi levé, le corps en arc de cercle, poings serrés, jambes dures et ventre de bois, tout entier à son long dégueulement, n’avait rien vu, rien entendu, il était sourd et aveugle au monde, à ce foutu présent qu’il tentait de retrouver … «Il est l’heure» dit Landonne de sa voix blanche. Achille avait fini de se redresser et se tenait presque sur la pointe des pieds. Il ouvrit les yeux et la lumière crue du soleil qui perçait la fenêtre l’éblouit douloureusement. Il lui semble percevoir la réalité au travers d’une soie blanche en fusion, le monde comme une photo surexposée, Landonne, blafarde, exsangue, fondue dans la pièce sans relief, comme une crème fondante, seules ses pupilles foncées tranchent sur la scène à deux dimensions.
Elle répète doucement, «C’est l’heure monsieur Achille» …
Achille a sourit timidement. D’une voix cassée, rauque, il lâche un « oui » pierreux, tousse, se racle la gorge mais rien n’y fait, il peine à parler, se sent vidé, épuisé, rincé. Dormir. A dormir il aspire. Partir, se noyer dans les plis doux d’un sommeil sans rêve, un sommeil lourd, un sommeil de mort. Les bruits du monde, oui il est au monde, il est le monde. La vie revient peu à peu. Il s’assied un instant, sourit dans le vague, marmonne quelques mots incompréhensibles, même pour lui, baragouine, le regard en dedans, comme un aveugle, soupire, soupire encore. La pièce retrouve ses formes et ses couleurs, Landonne, son corps massif, son sourire aussi. C’est bien que ce soit fini pour aujourd’hui, pense t-il, son corps est douloureux, l’image d’un écorché vif dégoulinant de sang tiède et dilué clignote un instant puis s’éteint. Achille est parti sans un mot, il se sent mou, comme un papillon fragile accroché aux bords secs de son cocon qui balance dangereusement sous l’à peine brise qui souffle sans que personne sauf lui la sente. Il traverse les salles, longe les couloirs en traînant les pieds, en dedans il entend son être brisé cliqueter comme un sac de verre pilé.
La nuit est tombée, Achille n’a pas bougé, il a froid, plus que nu sur son lit, ses yeux écarquillés regardent le mur blanc de sa chambre, s’y perdent à se crever. Ni la faim, ni la soif ne le troublent. Il parvient, en se tordant comme un tronc démembré, à se glisser sous les draps, à s’enfoncer jusqu’à ce qu’il soit entièrement recouvert. Dans son cercueil de coton rêche il se réchauffe lentement au rythme de sa respiration humide et le contact douloureux du tissu s’estompe peu à peu. Achille sombre, tombe, s’enfonce dans son lit, comme un fruit mûr s’écrase sur la pierre, pour se dissoudre enfin dans le silence poisseux d’un sommeil de mort.
La mère a posé l’enfant à même le carrelage glacé, au pied de la cuisinière à charbon qui ronronne plus que Mickey le chat noir à la gorge étoilée de neige, Mickey se méfie de ce petit être dont le regard d’azur a prit des reflets mercure quand il lui a collé sous le museau ce tison rougi, enfoncé pour l’heure dans l’œil sanglant, au centre des flammes bleues mouvantes qui brasillent derrière la grille menaçante de la cuisinière ronflante. Le froid bleuit les fesses et les jambes du bambin, le feu lui chauffe le dos à presque brûler. En face de lui, gigantesque monstre à demi affalé, son père somnolent, à demi nu, dont les pieds baignent dans un large bassine émaillée remplie d’eau fumante. A genou devant lui sa mère le lave, le rince et le relave. C’est qu’après trois jours et trois nuit de travail intensif dans le froid, le vent et la crasse des bassins de radoub l’homme est harassé, effondré même. Ce corps gigantesque l’effraie, qui le domine de toute sa masse et sur lequel sa mère s’affaire en lui tournant le dos. Entre le froid et le chaud qui l’assaillent en même temps il ne sait plus. L’enfant, bras tendus, pleure à chaudes larmes, son regard se voile, le chat s’enfuit en râlant, la scène tremble, les perspectives se défont, se croisent, comme si Goliath à chacune de ses respirations enflait, remplissait la pièce tandis que la femme penchée, en adoration, réduite à peau de chagrin, se dégonflait comme une baudruche crevée. L’enfant étouffe à demi, sa poitrine menue bat comme un petit soufflet de forge désespéré, ses doigts crispés brassent l’air humide, sa mère qui le serrait nuit et jours dans ses bras esseulés ne l’aime plus … Tout ou rien, amour ou haine, sans même le savoir ces sentiments extrêmes, excessifs et mortifères, l’imprègnent à jamais …
Achille le déboussolé ne bouge plus. Derrière ses yeux clos la scène a du mal à s’estomper, il respire à petits coups douloureux, ses mains crispées tapotent sporadiquement son clavier et sa page se couvre de signes incohérents. Dans le noir sans fond de cette nuit, hors du temps ronflant des hommes qui dorment, il peine à retrouver ses esprits. Alors il se concentre sur la lumière chaude de sa vieille lampe qui lui caresse le crâne de sa langue d’ambre fidèle. Le froid ambiant lui mord le dos, lui glace les jambes et son rire triste crève le présent silencieux. Il s’ébroue en frissonnant, ouvre les yeux et découvre dans le miroir de son écran aveugle, l’instant d’un soupir qui lui semble le dernier, le visage fantomatique de l’enfant disparu.
Dans la combe ronde du verre à longue tige de cristal, se mêlent au centre du rubis patiné qui repose alangui, les flammes opalescentes du lumignon et les moires orangées des années empilées qui patiemment gagnent la robe de charbon ardent qui résiste encore à l’empreinte implacable du temps. Sur le lac paisible de ce vieux Cahors « Expression » du Château Lamartine qui a dormi depuis 1996 dans sa cave, il se penche. Les parfums délicats des prunes mûres et des cerises juteuses le rassérènent puis viennent à ses narines pacifiées des notes de vieux cuir, d’épices douces, de cigare, de cèdre, de chocolat noir et de café. Les yeux embués il cherche dans le jus crémeux qui lui emplit la bouche un peu de paix, un soupçon de bonheur. La purée de cerise lui caresse un instant le palais avant d’enfler et de déverser longuement sur ses papilles reconnaissantes un flot de fruits mûrs, épicés et suaves. La matière charnue, dense, s’allonge et dépose son taffetas de tannins enrobés sur sa langue avant de s’en aller réchauffer son corps frigorifié. Achille ne bouge plus et savoure la réglisse, le chocolat et le café noir qui répugnent infiniment, comme l’enfant qu’il a été, à le quitter.
L’ampoule de la lampe,
D’un coup a grillé.
Sophie sans doute,
Du fond des âges,
L’a soufflée.