PAUL ET MANON.
Texte Christian Bétourné – ©Tous droits réservés.
Manon pliait les maillots depuis peu. C’est une minutieuse Manon, quand elle plie pas de faux-plis. Antoine son père faisait partie du staff de l’équipe de rugby locale, une bonne équipe d’amateurs enthousiastes. Pas des cadors, non, mais des gars amoureux de ce sport exigeant. Ce dimanche l’équipe jouait à l’extérieur. C’était la première fois que Manon la roussette – sa famille et ses amis l’appelaient ainsi – nouvellement chargée de l’entretien des équipements, accompagnait l’équipe première, une belle bande de joyeux costauds.
Les déplacements se faisaient dans le bus du club, un bus qui avait déjà pas mal roulé sa carlingue, un engin d’un confort relatif dans lequel tout le monde s’entassait pour quelques petites heures de trajet. Au départ l’ambiance était aux rires et les vannes volaient, mais déjà à mi-chemin, les gars se calmaient, le stress apparaissait, et la dernière heure de voyage devenait électrique, les visages se fermaient, la tension montait.
Elle faisait le voyage aux côtés de Paul le troisième ligne centre de l’équipe, un costaud, forcément, qui lui prenait bien la moitié de son siège, son épaule gauche collait la sienne à presque l’ankyloser. A vrai dire c’était plutôt le coude du garçon qui lui défonçait l’épaule ! La première heure avait été pénible, oui vraiment, elle avait cherché tout autour sans grand espoir un siège libre, mais le bus était bondé. Les plaisanteries de vestiaire avaient volé au-dessus de sa tête entre le grand machin et le reste de l’équipe. Manon aurait bien voulu fermer les écoutilles, se retirer, mais il braillait tellement, sautant sur son siège, levant ses grands bras en ricanant comme un ravi ! Elle avait tout enduré sans se plaindre, les coups de coude, de hanche, ses genoux pointus qui lui meurtrissaient les jambes, les postillons, les odeurs de pâté, de charcuteries diverses, les grandes rasades odorantes de bière mousseuse et bien d’autres douceurs. Puis une fois le concours de rots terminé – par chance les concours de pets c’était tout au fond du bus, sur la grande banquette dévolue aux premières lignes – la testostérone avait baissé et bien des gars s’étaient mis à ronfloter la gueule ouverte, histoire d’emmagasiner de l’énergie avant le match qui les opposerait au premier de la poule trois de la division d’honneur du Sud Ouest.
Paul sommeillait lui aussi, son corps s’était détendu et Manon ne détestait plus son contact. Elle réfléchissait en respirant, sans déplaisir se rendait-elle compte, le fumet des aisselles chaudes, un peu âcre, qui lui retroussait le nez. Au bout d’un moment elle eut même très chaud, et se sentit gênée quand elle prit conscience que c’était sans doute les odeurs de vestiaire, que son père ramenait à la maison depuis toujours, qui l’avaient amenée là dans ce bus, collée contre le grand corps avachi et parfumé à l’huile de noix fraîche.
Manon était une roussette sensible, fine, intelligente. Tavelée comme un ocelot, sa peau crémeuse attirait les regards. Rousse atypique, elle avait les yeux très noirs, larges et brillants, deux olives au sortir de la jarre, un corps potelé tout en rondeurs fermes, une bouche demi fraise juteuse, et la langue bien pendue prête à décalquer le premier, ou la première, qui oserait dépasser les bornes. Façon de parler, elle avait les bornes aussi élastiques que ses seins étaient pneumatiques, cela dépendait des gens, de ce qu’elle ressentait face à eux, de son humeur aussi. Tout ça pour dire que la petite était du genre volage mais avec goût, une curieuse de la vie la Manon, une butineuse, cœur large et chair sensible, gourmande mais pas au point de s’oublier au nom de l’amour. D’ailleurs ce mot la faisait rire. Au point que ceux qui l’avaient étourdiment murmuré à son oreille, fusse de jour comme de nuit, s’étaient aussitôt retrouvés seuls face eux-mêmes. Certains, qui n’avaient pas compris la raison de l’envol inopiné de l’oiselle, cherchaient à comprendre, à la revoir, mais aucun d’entre eux n’y était parvenu. Alors des bruits couraient sur son compte, entre éconduits on parlait d’elle comme d’une dévoreuse, une fille facile qu’il était impossible de séduire, encore moins d’aimer. Les plus acrimonieux venaient bien entendu de ceux qui étaient restés à la porte des félicités espérées, ceux-là tenaient des propos aussi stupides que vulgaires et infâmants. Personne n’était dupe pourtant, Manon était généralement aimée, appréciée et respectée au village. D’aucunes même l’enviaient et admiraient sa liberté.
Tout était prêt. Manon avait disposé dans les vestiaires chaussettes, shorts et maillots. Autour d’elle les garçons se préparaient, elle s’éclipsa juste avant qu’ils ôtent le bas mais elle avait pris le temps, mine de rien, de se régaler des cambrures, des postures évocatrices, des torses, des dos musclés qui tournant et retournant lui avaient donné grand faim. Elle suivit le match dans la petite tribune du stade en compagnie des dirigeants des deux clubs. Mais elle n’entendit rien, toute à son match elle vibrait sous les chocs, s’époumonait à courir avec les garçons, sentait jusque dans ses fibres la poussée des mêlées, le souffle rauque des avants qui chargeaient comme des boeufs, son pouls battait au rythme des leurs, un mince filet de sueur coulait de son cou à l’échancrure de ses fesses crispées. Et c’est le rose aux joues qu’elle atteignit la mi-temps. Qu’elle passa dans les vestiaires, au cœur de la tourmente, entre les coups de gueule de l’entraineur et les têtes basses des garçons peu fiers de leur début de match, à couper les citrons, changer les maillots, s’étourdissant d’odeurs fortes, au plus près des corps meurtris, les joues plus roses encore et les sens en émoi. Elle s’occupa surtout du grand Paul, il avait fait l’objet d’attentions particulières de la part des avants adverses, et comme disait l’entraineur il avait “mangé” bien plus que les autres, façon de leur dire, aux autres, qu’il était temps, d’aller “au combat”, de “mouiller leur putain de maillot”, de “se tirer les doigts du cul” et autres consignes tactiques du plus haut intérêt. Personne ne mouftait, seul Paul qui ne voyait plus que d’un œil et qui était presque aussi bleu que son maillot était vert de gazon à force de s’y être frotté, voire enfoncé sous le poids des aurochs qui lui avaient sauté sur le râble pendant quarante minutes, souriait de toutes ses dents d’un air presque satisfait. En jetant des regards complices, discrets et mouillés en direction de Manon, qui lui répondait franchement, la bouche fendue d’une oreille à l’autre. Pour Manon, la messe était dite, le petit Jésus ne tarderait pas à chanter l’Introït.
Le match reprit, plus dur encore, ecchymoses et saignements avaient quelque chose de Bergmanien se disait Manon, qui se pourléchait les babines tandis que les gnons pleuvaient plus drus encore. Mais l’adversaire à ce jeu là fut le plus fort. Paul, saoulé de coups, sortit en boitant à la soixantième, on eut beau changer la ligne d’avants, deux trois-quarts et un ailier explosés en vol, rien n’y fit. Ce fut la déculottée, la Berezina, la branlée, celle dont on se souvient toute sa vie. Dans les vestiaires ça sentait la défaite, l’écrasante, la cuisante, l’écurie avant le changement de litière aussi. Manon, invisible, était partout, ramassant les tenues maculées de terre et de sang, les shorts arrachés, les chaussettes hors de forme, appréciant les corps fourbus à moitié nus, humant à plein nez leurs odeurs fortes, les respirant goulument, à tourner de l’œil. La goule était à son affaire. Mais il fallut bien qu’à un moment elle sorte, il y avait des choses à se dire entre hommes, avant la douche. En refermant la porte à regret, elle surprit le regard un peu triste de Paul fixé sur elle. Et cela l’émut, et plus encore.
Paul dormait comme un centurion après l’assaut, la tête appuyée contre la vitre, le corps de travers pour caser ses grandes jambes. A son côté Manon avait repris la même place, les jambes remontées sur son siège pour pouvoir tenir. Très vite le car ronfla comme un seul homme, l’encadrement dépité par la défaite suivit peu après. Seuls la roussette et le chauffeur étaient éveillés. Elle aima ça, tant, qu’elle fut surprise quand un sentiment très doux lui mouilla fugacement le coin des yeux. Sa main gauche caressait doucement le bras gauche du garçon, appuyant un peu pour éprouver la fermeté des chairs. Il grogna et se rétracta quand elle empalma trop fort son épaule blessée. De ce grand corps puissant à l’abandon montaient des effluves de peau propre, un peu du jasmin et de l’orange de son shampoing douche, ainsi que quelques notes phéromonalement animales et subjuguantes. Elle ferma les yeux pour mieux se délecter des ces odeurs tendres, émouvantes et puissantes à la fois. La vie, oui la vie, c’était ça qu’elle ressentait violemment, la vie dans son expression la plus épanouie, la vie troublante, odorante, la vie au plus haut du possible, là juste à côté d’elle, à l’œuvre dans ce corps endormi, ce corps qui l’attirait plus qu’aucun autre corps jamais ne l’avait fait. Puis elle pensa au regard triste qu’il lui avait jeté, ce regard lourd comme la mort, aqueux comme un mollusque hors d’eau, un regard désespéré, un regard de chien battu sans avoir combattu, un regard résigné, un regard terrible, glaçant, terrifiant, qui lui avait gelé le corps, le cœur et l’âme. Quelque chose se passait, la prenait se disait-elle, l’impression de perdre le contrôle de sa vie, mais c’était quelque chose de très doux, de très onctueux, un peu comme si le miel des ruches et le beurre de la ferme se mélangeaient à son sang pour battre dans ses veines, comme si sa poitrine se remplissait de duvet immaculé, comme si le soleil et les fruits mûrs de l’été coulaient dans sa gorge en ravissant sa bouche. C’était comme si … elle ne savait plus trop … comme si elle avait accès à l’ineffable, à tous les rêves, tous les espoirs secrets de toutes les petites, de toutes les grandes filles, de toutes les femmes, croyait-elle, depuis l’aube des temps. A ce moment précis Paul grogna, changea de position, plongea la main dans son bas de survêt et se gratta vigoureusement les roustons. Et la scène attendrit la roussette qui le regardait s’agiter d’un air niaiseux. Puis elle eut peur, très peur, peur de le perdre. C’est alors qu’elle sut. Elle venait de tomber dans le puits sans fond de l’amour. Bien pire que celui tant redouté des Danaïdes. Elle sut aussi, et ce fut une évidence étourdissante, qu’elle n’avait jamais aimé auparavant. Manteau de sueur et chape de glace la recouvrirent en même temps. Qui aurait pu la regarder à ce moment là aurait vu ses grands yeux de houille perdre de leur brillance.
Au travers du filtre de ses cils, Paul qui sommeillait plutôt qu’il ne dormait – mais cependant détaché des réalités du monde – sentait la main de la jeune femme caressant son bras, il en soupirait d’aise, le contact était agréable, puis la main se crispa sur son épaule. Il grogna. L’étreinte se relâcha. Paul reprit conscience, un parfum fruité, à peine mâtiné de musc lui caressa le nez, il inspira plus profondément, il eut envie, et cela le troubla lui qui était jusqu’à ce jour de caractère casanier, de visiter Venise, Jérusalem, Grenade, ou cette ville très ancienne dont le nom le fuyait, Balybone ou quelque chose comme ça. Puis, il observa le profil de la fille qui se tenait là, à quelques vingt centimètres de son visage, profil dont les contours étaient flous tant il peinait à ouvrir grand les yeux. Cela lui donna la délicieuse impression de la mater par le trou d’une serrure. Le soleil couchant d’une chaude journée d’été rougeoyait moins que la masse bouclée de sa chevelure indocile, elle faisait d’autant plus ressortir l’ivoire poli de son teint grivelé de minuscules ilots de chocolat au lait, qu’il eut envie de goûter à petits coups de langue discrets. Puis un nez fin et droit au dessus de la fraise en sang de sa bouche, le tout dressé comme un dessert sur un long cou, posé au-dessus de deux seins fermes et globuleux, le nez dans les étoiles, sur une taille fine, des hanches rondes, des cuisses aux muscles dessinés et des genoux gracieux. Ses chevilles et ses pieds disparaissaient sous ses fesses. A damner un trois quart centre.
Il la lorgnait depuis qu’elle venait au club avec son père, il était encore pupille. Le grand – il l’avait toujours été – n’avait jamais osé quoi que ce soit, elle l’impressionnait. Elle, vive, enjouée, papillon coloré, gracieuse, langue piquante ou piment doux selon les heures, entourée, recherchée, courtisée, et lui dégingandé, bafouilleur, timide, maladroit, sans esprit, complexé, face à elle …. Et là maintenant, la voici qui le collait tout d’un coup. Il n’y comprenait rien, gonflait en silence comme une pâte à crêpe, il lui semblait n’être plus qu’un cœur, des yeux au pubis, un cœur énorme, envahissant, trop gros, étouffant, prêt à éclater au moindre effort, un cœur de vieux à deux jours de sa mort. La trouille, oui c’était ça, le grand bestiau, le bison des pelouses était en panique comme un cobra devant une mangouste.
Là-haut, invisible derrière l’indigo violent du ciel apparent, translucide sous sa tignasse d’or fin, en équilibre sur la branche droite de l’étoile, le petit prince tremblait lui aussi.