LES TANTÔTS DE JOSETTE …
Frans Halz.
CHAPITRE 7.
Derrière le petit bois, il y avait la ferme. On pouvait y arriver très vite en traversant la pâture puis la barrière végétale de grand bois et de futaie. Au centre de la petite clairière qui cachait au monde avoisinant les jeux interdits des filles, se dressait, priapique, aux racines épaisses qui tordaient un instant le substrat végétal, pour s’enfoncer au profond du sol, un vieux chêne au tronc si épais, qu’il eût bien fallu, quatre à six paires de bras pour en faire le tour. Les grosses veines ligneuses, recouvertes de mousses fleuries et de minuscules colonies de champignons de bois, ménageaient entre elles, de petits nids douillets, au creux desquels les filles aimaient à se blottir, tressées de fleurs, d’herbes ou de mousses selon la saison. Quand elles s’y étaient nichées, collées l’une à l’autre, on ne les y voyait plus. Au fond de la clairière, après un breuil touffu de bosquets et d’essences diverses, au travers d’un chemin étroit tracé par les enfants, on arrivait au pied d’une barrière à demi écroulée, derrière laquelle, après une centaine de mètres à découvert, on débouchait dans la cour de la ferme. Jamais Josette n’empruntait ce raccourci, elle préférait prendre le dur de la route qui rallongeait d’un bon kilomètre, c’était si long que personne n’avait l’idée, évidente et stupide, de s’y aventurer. Et ça l’arrangeait bien.
Josette s’en allait au village une fois la semaine, tantôt. Elle allait en course disait-elle, acheter la grosse miche de la semaine, un pain de savon parfois, mais ni babioles, colifichets ou fantaisies. Elle bâclait les achats, courait comme une chèvre, tête baissée et front plissé, parlait à peine, et trépignait quand par malheur, quelque commère bavassait trop longtemps avec la boulangère. Puis elle reprenait la route et marchait à suer. Arrivée à la hauteur de la ferme, elle examinait les alentours à la dérobée avant de bifurquer dans le chemin qui menait à la petite borde. Sur le court chemin de terre, elle respirait bruyamment, arrivait en eau dans la cour, et s’arrêtait net, espérant. C’était au petit malheur la malchance. Hélas le plus souvent Jacotte, dans sa cuisine, voyait surgir d’un seul coup sa voisine, souffle court, les ourlets de sa jupe grossière salis ou mouillés, alors elle sortait en vitesse, bondissait gauchement, toute souriante, les chicots en bataille, le cheveux plat en désordre, plus gris que paille, le visage buriné et couperosé à la fois, de ses mains abîmées par les travaux des champs, elle agrippait, à faire mal, entre ses doigts crevassés, le bras de sa plus proche voisine. Les deux femmes conversaient un peu dans la cour, parfois Josette se laissait entraîner jusque dans la cuisine, elle ne pouvait faire autrement, souriait à peine mais ne parlait presque pas, se contentant d’avoir l’air d’écouter les jacassements de Jacotte, qui faisait de prodigieux efforts pour peindre de rosâtre sa triste vie terne de fermière perdue sans enfants, sous un mari taciturne et très laid. Josette hochait régulièrement la tête, comme un chien mécanique à l’arrière d’une voiture, s’esquivait assez vite, le travail l’attendait elle aussi. Les bras chargés de légumes, de quelques œufs, d’un broc de lait frais, où, plus rarement, quand elle faisait l’effort de s’attarder un peu plus, d’une belle tranche de beurre du jour, encore perlée de gouttelettes d’eau fraîche salée que les enfants s’évertueraient en vain à écraser sous le couteau, elle s’en allait, se retournant une dernière fois avant de prendre le chemin.
Pour Josette, ces jours-là c’était fiasco. A chaque fois, elle espérait fiévreusement que Jacotte serait aux champs, à oeuvrer, les reins cassés, les pieds enfoncés dans l’argile gluante, à creuser, arracher, sarcler, biner, à s’anesthésier le corps, le cœur et les espoirs. Ces jours-là, figée au milieu de la cour, elle priait à toute vitesse pour ne pas la voir surgir, jupes relevées et sourire aux lèvres. Ces jours-là seulement, son cœur battait à grands marteaux dans son ventre, elle frémissait déjà, son regard fixait la porte de la grange, espérant que Kurt paraisse, en majesté, sa longue chevelure blonde emmêlée, à demi collée par la sueur sur son visage anguleux barré d’une grosse moustache fauve tâchée de tabac, au dessus d’un sourire lippu à lèvres rouges, aux larges dents jaunes, poitrail velu, à demi dénudé sous une grossière chemise à carreaux rouges et noirs, battoirs énormes pendus le long des hanches, bras moussus, roussis, musculeux et durs, immobiles, large pantalon de toile grossière, informe, flottant autour de ses jambes bien écartées, soudées au sol, petits yeux gris sidérurgie, vides d’expression, l’air toujours un peu étonné, tombant sur elle. Jacotte le voyait immense alors qu’il était de taille moyenne, large, trapu, épais sous tous les angles. Von Bingen de son nom, soudard de vocation, était un de ces déserteurs fuyant la guerre à l’avoir trop faite, qui s’était enfin posé, au hasard de sa fuite, après avoir subsisté des mois, vivant de chasses et de rapines, à travers bois. Tombé dans cette ferme un soir de grand froid, épuisé, affamé, à bout de forces. Les fermiers l’avait caché, le temps que la guerre se lasse. Ces gens étaient bons, de cette bonté simple de ceux qui connaissent la misère et la faim. Depuis, le teuton faisait partie de la famille. Pas tout à fait, mais presque presque. Le petit colosse était tombé du ciel noir à point nommé, le travail à la ferme ne manquait pas, les paysans avaient fait d’une bonté deux coups. Tôt le matin, jusqu’à très tard le soir, il abattait un travail Tudesque, ne rechignant jamais, taiseux, dur au mal, fort comme un Suève, il dormait au fond de la grange sommairement aménagée, au milieu des bottes de paille, sur un bat-flanc odorant de foin épais, sous une mince couverture de laine, hiver comme été. Dans la cour, dès l’aube, il faisait sa toilette à la fontaine, nu comme un innocent, la peau rougie par le froid et la pierre ponce savonneuse, avec la même ardeur qu’il mettait à fendre les bûches et défoncer les champs. Matin, midi et soir, il était copieusement nourri à la table commune, les coudes sur la table, les épaules baissées et la trogne frôlant le fricot, il dévorait à la cuillère, la nourriture épaisse et fumante qui débordait de son assiette. Cette vie rude et simple satisfaisait pleinement les ambitions qu’il n’avait pas.
Or donc la souris des champs et l’aigle Alaman se regardèrent un moment sans sourire, graves comme des Burgraves, concentrés comme des lutteurs avant l’assaut qui savent l’importance du moment. Kurt fit un pas en arrière et ouvrit l’un des battants de la porte. La sourijocette démarra sur les chapeaux de ses sabots de bois grossier qui chuintèrent sur le sol mouillé, elle faillit déchausser deux fois, trébucha, fléchissant du jarret, dut lâcher sa jupe pour reprendre de justesse son équilibre, se rétablit en rabotant le sol, eut peur de paraître ridicule, mais le visage du Suève ne broncha pas d’un pli, il tendit à peine la main. La grange était éclairée par deux fenêtres hautes sur chacun des grands murs, et quelques rais tombaient d’un oculus grossier au-dessus de la grande porte. C’est dire que la lumière, chiche en ce jours gris, éclairait à peine la resserre, un peu de jour filtrait aussi entre les planches mal jointes du porche. Au bout de sa course, Josette dérapa sur la paille sèche, volta, et se retrouva coincée entre les deux bras de bois patiné d’une charrette, face à l’homme qui venait de barrer bruyamment la porte. La lourde barre de bois sec tinta contre les crochets de suspension. Seule sa respiration courte répondit, un peu rauque, dans le silence humide qui s’était installé. L’homme, tout près d’elle à la coller, ne bougeait pas et restait silencieux. D’un geste timide et gauche, elle fit mine de remonter sa jupe. Alors Kurt, se baissant à peine, la lui releva brutalement, entraînant son jupon de flanelle. Josette, bouleversée par l’émotion, avait inconsciemment levé les bras, ses seins déjà tombants supportaient mal le coton grossier du surcot qui les abritait encore, sensibles, ils la brûlaient, de longs frissons la parcouraient, des aisselles jusqu’au bas de ses fruits pesants, ses tétins agacés, plantés sur de larges aréoles sombres se redressaient, intumescents et fragiles, attendant les doigts lourds qui les pinceraient au sang. Le regard fixe aux paupières rouges de Kurt s’arrêta un court instant sur la large culotte à ceinture boutonnée qui grisait, parcourue de reflets blancs, trémulant sous la lumière hachée qui sourdait de la porte doucement agitée par une brise soudaine. La lumière qui tombait des hauteurs accentuait les courbes, les reliefs, les ombres, tournaient velours, et les clartés laiteuses fouettaient les couleurs et les humeurs, arrondissant encore la silhouette épaisse de Josette. Elle haletait doucement, attendant qu’il veuille bien. Elle ferma les yeux. Derrière ses yeux, clos pour refouler le diable, elle pensa fortement au paradis. L’odeur lourde et musquée de Kurt lui piqua les narines, elle sentit fondre ses chairs en fusion …