Littinéraires viniques » 2012 » mai

ACHILLE SUCE DES VALDAS …

Nasreddine Dinet. Bataille autour d’un sou.

 

Achille avait oublié le mâchefer boueux

Et souriait aux palmiers retrouvés.

Par la fenêtre ouverte de la voiture coincée dans une longue file de véhicules encadrés par deux Half-tracks, le vent chaud de ce mois d’août lui chatouillait agréablement la peau. Onze ans depuis deux mois, un nouveau pays, tout à recommencer encore. De Bône (Annaba) à La Calle (EL Kala), 85 kilomètres qui prirent trois heures à regarder tranquillement les lacs. Les forêts ondoyantes de joncs en bouquets offertes au regard, les hérons cendrés aux pattes fines, aux long cous souples et fragiles plantés sur leurs pattes graciles, les larges étendues frémissantes d’eaux bleues à perte de vue, comme autant d’images de paix, contrastaient avec le lourd convoi armé jusqu’aux dents qui serpentait comme un reptile venimeux sur la route sinueuse. De cet étrange randonnée au pays de la beauté calme Achille gardera le souvenir, toujours. Et ne comprendra jamais que les hommes ne sachent tirer la leçon de ces spectacles de la nature. Au creux de ce paradis paisible, des humains au même sang rouge se battaient pourtant comme des chiens enragés, bornés, imbéciles, toutes convictions confondues. Au débouché d’un dernier virage La Calle apparut, dolente, allongée au bord de l’eau comme une houri ravissante et comblée. Construite sur le flanc d’une colline en pente douce elle semblait couler vers la mer au bord de laquelle elle s’épanouissait en tâches d’or et d’ocre mêlées. Une presqu’île reliée à la terre par une digue arrondie longée de bateaux de pêche aux couleurs vives dessinait entre son flanc et le bas de la ville un petit port calme comme un œil grand ouvert dont l’iris d’émeraude encerclait une pupille noire et profonde. Une jetée de ciment fendait les eaux en leur milieu. Sur celle-ci à longueur d’année des grappes de pêcheurs opiniâtres, à moitié endormis par la chaleur, pêchaient des siestes à n’en plus finir qui faisaient rigoler les poissons. Côté rivage, une promenade, « le Cours Barris » surplombait les eaux céruléennes alignant au centre à intervalles réguliers de beaux palmiers épanouis, aux troncs peints à mi hauteur de chaux blanche immaculée. Sur les hauteurs de la ville et qui la dominait, le convoi longea un ancien Fort Génois plus haut que les deux clochers de l’église Saint Cyprien, centrale, qui regardait la mer au bord du cours Barris. Au milieu de la promenade s’élevait aussi, mais modestement, une stèle ancienne à la gloire de Samson Nappolon, négociant Corse, fondateur au nom de Louis XIII de ce « comptoir commercial » éponyme, le plus ancien d’Algérie.

La famille s’installa au rez-de-chaussée d’une petite maison, place du monument aux morts, triangle paisible bordé par l’école maternelle, le dos de la poste et la mosquée dont les chants qui s’élevaient de l’école coranique accolée à ses pieds vibraient en litanies sans cesse psalmodiées par des enfants studieux qui se balançaient en cadence sous la baguette cinglante du maître. Achille aimait cette musique qui faisait chanter les mots, ces mélopées, étranges pour lui, qui accompagnaient aussi bien, avec le chant des criquets en contrepoint, ses longues siestes rêveuses, plus torrides que les lourds étés accablants.

La rentrée des classes vint très vite rompre la monotonie brûlante de cette fin d’été solitaire. Ce jour là Achille se leva tôt. La trouille lui serrait les tripes. Il ne déjeuna pas. Au lever du soleil la symphonie stridulente et monocorde des criquets déchira l’air d’un coup, sèche et crissante. Achille couru par le court chemin qui menait au Cours Complémentaire sur la place centrale. La bâtisse à deux étages était entourée d’un haut mur chaulé éblouissant, une petite porte bleue patinée par le temps et les mains des enfants ouvrait sur une minuscule cour intérieure. En grappes serrées qui se faisaient et défaisaient au gré des arrivées, une troupe de gamins bruyants attendait, pas sagement. Du tout. Ça braillait, ça riait, ça courait, ça se bousculait dans tous les sens. À l’écart, un peu mais pas trop, Achille observait. Il fut frappé par le mélange harmonieux des origines embrassées qui se fondaient et virevoltaient comme un vol d’étourneaux volubiles. Un tiers de « blancs » pour deux tiers de « basanés » et une poignée de Kabyles aux yeux clairs sur peau pâle dont quelques rouquins frisés.

Puis la porte s’est ouverte, ils sont rentrés en se bousculant jusqu’à ce que le Directeur apparaisse sous le préau et tape deux fois dans ses mains. Alors ce fut arrêt sur image et silence total comme si le temps avait gelé d’un coup. Plus personne ne bougeait, ne parlait. Tous gardaient la pose inconfortable qu’ils tenaient, figés, inquiets. Au deuxième claquement des mains les rangs se formèrent impeccablement en quelques secondes. Achille, seul au milieu des alignements n’osait bouger, ne sachant où aller. Le Dirlo lui fit signe d’avancer sous le préau et le présenta aux gamins curieux. Le soleil déjà haut donnait à plein, le bitume de la cour était brûlant. A l’abri du toit il faisait plus torride encore. Pourtant, Achille qui sentait la main lourde du Patron sur son épaule, grelottait et faisait de gros efforts pour que ses dents et ses genoux ne claquent pas. Il clignait de l’œil, plus aveuglé par les regards convergents que par la clarté, pourtant insupportable du soleil, réverbérée par les murs blancs. La pire rentrée de sa vie ! Achille le canonique s’en souvient encore. Ce jour là, l’enfant apprit combien il est difficile de soutenir les regards ajoutés de ses semblables, si différents et gardera au cœur la méfiance de la foule et des grands-messes.

Comme à l’habitude les premiers temps ne furent pas faciles mais le football l’aida. Quelques parties lui suffirent pour être accepté. En classe il avait retrouvé le goût des études, la curiosité et roulait bon train mais sans effort aucun. Le soir à la sortie des cours, il traînait avec les copains sur le chemin du retour, cherchait l’ombre sous la chaleur et discutait avec l’un, l’autre, de rien. Achille se cherchait de vrais copains avec qui partager des secrets et monter des plans aventureux. La mer était proche de chez lui, cent cinquante mètres à peine derrière la petite gare désaffectée. Au bout d’un terrain vague et rouge – désert descendant sur lequel les enfants jouaient au foot des heures et des heures – les premiers rochers apparaissaient, pointus, piquants, sur lesquels il apprit vite à courir pieds nus. Plus bas entre les éboulis c’était « Le trou de Madame Adèle », une anse minuscule, sans sable qui permettait d’accéder à l’eau. Impossible de s’y baigner sans savoir nager. Et Achille ne savait pas. Il regardait les autres piquer des têtes du sommet d’un rocher plongeoir, trouvant à chaque fois un prétexte pour ne pas sauter. Un après-midi un des gamins le poussa à l’eau sans prévenir. Il tomba comme un caillou, toucha le fond, poussa du pied par réflexe, cracha, se débattit sous les rires cruels des autres qui le regardaient se noyer à moitié. A force de faire le caniche, il finit par flotter à peu près. En quelques jours, à singer les autres, il nagea.

Il savait nager en eaux claires, la vie était à lui …

Marco le fils du prof d’histoire-géo, son seul concurrent en classe, devint son ami; ils furent très vite inséparables. À deux ils avaient trouvé une cachette extraordinaire, un très vieux gros figuier dont les branches retombantes formaient entre leurs extrémités et le tronc une salle couverte invisible. Ils en firent leur QG, qu’ils meublèrent de cartons. Au pied du tronc ils creusèrent une cachette qui protégeait leurs trésors : paquets de P4 (paquets de cinq cigarettes à bas prix), pastilles Valda pour combattre l’odeur et purifier l’haleine, lance-pierres sophistiqués. Mais un soir qu’il rentrait à la maison l’air innocent,il fut accueilli par une baffe magistrale qui le mit sur les fesses. « On » avait vu la fumée percer le rideau des branches et le secret, comme la cachette, avaient été dénoncés. Achille, la main sur le cœur expliqua que c’était la première qu’il fumait, que de toute façon il n’avait pas aimé et jura, en crachant au sol par réflexe comme le faisait les copains, qu’il ne recommencerait jamais plus. Le crachat lui valut une seconde baffe qui lui boucha l’oreille gauche pour la soirée. Il fut privé d’argent de poche. De dorénavant jusqu’à désormais ! Marco et lui tinrent conseil, déterrèrent la boite de fer et s’enquirent d’une autre cachette plus sûre. Les roches pointues au bord de mer, bien loin de la ville, étaient creusées de cheminées tortueuses qui descendaient jusqu’à l’eau. Idéal pour pêcher ou mettre le feu à de gros pneus que la mer rejetait parfois. A fouiner partout ils trouvèrent une étroite cheminée de plusieurs mètres qui débouchait dans une petit grotte de sable blanc que les eaux léchaient à peine. Une aubaine, un repaire de pirates idéal, que nul jamais ne découvrirait. Ce fut leur nouvelle tanière. Faute de ressources, Achille se mit à piquer une cigarette dans le paquet de son père tous les deux jours et quelques sous dans le porte monnaie de sa mère histoire d’acheter les Valdas. Certains soirs, la pièce de monnaie dérobée brûlait si fort dans sa poche qu’il s’en débarrassait en la glissant discrètement entre le dossier et le siège d’un des fauteuils de la maison. Trente ans après, il les retrouva et son père rit de bon cœur …

La vie tournait à plein régime comme « Better git in your soul » de Charles Mingus. L’enfance quittait Achille que l’assaut sauvage des hormones asservissait. Sous la poussée incompressible du poil envahissant, l’enfant espiègle qui ne grandissait pas pour autant devenait taciturne. Voilà qu’il surveillait sa mère et s’opposait de façon plus ou moins larvée à son père. C’était le temps de l’appétance-répulsion qui le prenait sous son aile dévastatrice et douloureuse. Il passait sans trop savoir pourquoi de l’insouciance rieuse de l’enfance qui s’en allait doucement, à la contestation générale et peu subtile de l’ordre des choses. C’était le temps des cerises et des filles. Les filles, il les regardait de loin, l’oeil en coin, la joue rosissante et ne s’endormait plus du sommeil sans nuages des enfants fatigués par le jeu. Dans son lit étroit il tournait et retournait sans trouver le repos, les draps étaient toujours trop chauds et les raideurs incontrôlables qui lui brûlaient les reins le surprenaient. Ses réveils qu’il aurait voulu ne pas connaître, tristement poisseux, le laissaient morose la journée durant. Son teint pâle et ses yeux cernés inquiétaient sa mère et déclenchait en lui une rage froide qu’il dissimulait de plus en plus mal. Il lui fallut des trésors d’ingéniosité pour gratter ses draps à la pierre ponce humide sans se faire surprendre. Depuis quelque mois, à la sortie des classes, en compagnie d’une bande de boutonneux bêlants, il surveillait de loin la sortie de l’école des filles. Les chemisiers légers, les longs cheveux dansants, les jupes que le vent animait lui enflammaient l’imagination et les sangs. Désespérément il se forçait à jouer aux billes, à collectionner les calots, les terres cuites et les agates, s’amusait sans entrain à un-deux-trois soleil avec les plus jeunes pour retrouver par instant l’enfance qui le fuyait … Mais qu’est donc devenue l’Angélique si pure qui battait l’amble de son coeur d’enfantelet ?

Achille n’était plus qu’un oxymore écartelé,

Une âme tendre passée à la roue.

Encore une nuit éveillée. Écarquillée, pantelante comme un oeil énucléé au bout de son nerf optique à vif. Dehors la pluie cingle et peine à nettoyer les miasmes accumulés par les hommes vains. Les rues sont lavées, certes. À la lueur des lampadaires, le bitume brossé par le déluge semble propre mais les voiles blancs qui fendent les airs comme une volée de hallebardes serrées, sans jamais faiblir, ne dissolvent pas les remugles de violence qui imprègnent le cortex du monde. Les idées lourdes et basses qui brassent les esprits résistent et résisteront encore longtemps aux averses qui se voudraient lustrales. Achille le Suranné sort de ses rêves éveillés, du flot résurgent des fantômes souffrants qui le sidèrent. Il est là, trop las hélas pour lutter. Moitié hébété, moitié tassé comme un fatras de chairs ramollies par l’âge. Il sait que sa vie lentement s’en va, qu’il a lâché prise et perdu l’emprise … Encore une fois le verre magique, noir d’un vin terrifiant ce soir, a fait son oeuvre voyageuse. La lumière dorée de la lampe tente en vain d’éclairer la robe de ce vin obscur jusqu’en son centre. Près du Pic Saint Loup, il est né sur un sol de gravettes calcaires pauvres, un bouillon figé de déjections anciennes, coulées de boue et de pierres imbriquées. Une trilogie de syrah, grenache et carignan du Domaine Zélige-Caravent : « Fleuve Amour » 2005. Sur les bords de ce fleuve sombre un fil violacé à peine formé cerne le disque de ce vin sans fond apparent.

Delteil eut aimé s’y perdre pour s’y désaltérer.

Les arômes puissants d’une grosse cerise noire mûre dans son eau de vie pénètrent l’esprit d’Achille aux yeux clos. Chaque vin est une messe différente qui le met en recueillement et lui fait fermer les yeux sur le sang odorant des vignes. La pierre sèche, chaude, le cèdre, le cade et le havane dans sa boite épicent la cerise. La matière concentrée, puissante, toute en rondeurs avenantes lui emplit la bouche plus sûrement que le plus énormément torride des baisers. C’est le vin qui le prend plus qu’il ne le déguste. Comme une rousse pulpeuse énamourée. Qui le délivrerait en l’anéantissant enfin. Le fruit le caresse de sa pulpe languide, tourne au palais, s’étale et se resserre. Le Fleuve Amour l’envoûte dans ses épices douces, ses mots de chair tendre, puis dévale sa gorge en laissant derrière lui comme le souvenir tremblant d’un absolu frôlé. La finale est intense, sur des tannins présents mais enrobés de craie, fraîche un temps, puis épicée, poivrée, pour repartir une fois encore, brûlante d’alcool, « cheveux au vent et seins nus », pimentée et flamboyante comme l’écriture fantasque de Joseph Delteil.

Loin des eaux jaunes du Fleuve Amour, là-bas, très loin,

Au sortir des eaux chaudes,

Achille,

Imbécile,

A regardé le soleil

Dans les yeux,

Jusqu’à pleurer,

Mais Ludmilla ne le voit pas…


EAUMOBÛTICHERCONE.

ACHILLE SUR LE BLEU DU VAGUE-À-L’ÂME …

Grünewald. Détail de la tentation de Saint Antoine 1512-1515.

 

Fin juin on s’est engouffré dans la voiture.

Papa, maman, ma mini sœur et moi Achille qui rentrait à peine de mon voyage cadeau en Belgique. Ça valait vraiment le coup d’être admis en sixième sans exam ! Je voulais voir Namur et on a vu Namur, Gand aussi par la vallée de la Sambre. Pâturages verts et vallée industrielle du temps où le charbon était roi. Me suis gavé de frites au vinaigre, de fricadelles grasses et de glaces énormes qui ont fini au fossé, cœur retourné et front suant. La voiture a roulé des heures sur les routes bordées de platanes, les yeux en pleurs. Le soleil stroboscopé par les troncs défilants et les copains perdus, si vite, après tant d’efforts pour se faire une petite place sous le préau et dans la cour boueuse de l’école, ajoutés, ont eu raison d’Achille.

Pleure mon garçon, pleure la vie t’attend …

Achille s’est retrouvé, complètement perdu entre quatre murs et la nationale dans un hôtel de La Bourboule, à tourner en rond. Le souvenir de son père déguisé en loufiat portant le plateau dans la grande salle du Casino. Et les entrés gratuites aux soirées chantantes. Eddie Constantine, Marie-José Nat, Sœur Sourire, oubliés dès le lendemain. Des journées blanches d’ennui à traîner sur la route sa solitude. Un temps entre parenthèses vides, le temps de l’acceptation. Drôle d’état que celui d’être seulement, sans rien à conjuguer, étrange sentiment que celui du temps en suspens, comme si le temps bandait son ressort pour mieux propulser l’enfant et redonner de l’intensité à son futur proche. Il a repris la route fin août comme un comateux pour se retrouver à Sète au sommet du Mont Saint Clair dans une baraquette nichée dans un grand jardin couvert de néfliers et d’amandiers sauvages. Et le père de bricoler au noir chez un ferrailleur complaisant. Papa qui ne sourit plus, qui peine à nourrir son monde, qui résiste aux ordres d’en haut qui veulent l’envoyer en Algérie, mais qui cède à la fatigue un beau jour de mouise. Les automnes maudits des départs poursuivent Achille, haine de ces mois de novembre pluvieux qui rendent les armes et mettent les larmes aux yeux des enfants résignés. Pour la vie ce mois sera chaque année, désormais, le pire de tous. La veille, histoire d’adoucir son départ, papa a emmené tout son monde au cinéma. Il y avait longtemps que les distractions n’étaient plus possibles dans la famille. Un grand soir donc, un de ces vrais soirs de la vie où le plaisir et la tristesse se frôlent et se bousculent à chaque seconde. Gabin le grand sur l’écran, dans « Maigret tend un piège », un de ces polars à la française des années où la couleur ne colonisait pas encore complètement le cinéma. Desailly-Girardot, Ventura dans un petit rôle et Daniel Emilfork, l’immense ! C’est dans ces moments là aux heures tendues des émotions fortes, qu’inconsciemment, insidieusement, les croyances se développent et que les goûts se forgent. Oui ces instants d’exaltation, ces crucifixions du cœur marquent au fer rouge les caractères, et décident des inclinations à venir. Qui pourrait penser que cet homme qui entre dans un cinéma s’en vient adoucir, soigner un peu la dernière désillusion qu’il vient de connaître ? Les voies de Dieu sont dites impénétrables, les chemins sinueux des hommes sont indéchiffrables pour ceux-là mêmes qui les suivent. Sur le tard parfois, ils croient avoir compris, mais rien n’est jamais sûr …

Or donc la vie continuait, bancale, mais continuait bel et bien …

De la maison au Lycée Paul Valéry il y avait bien une petite heure de descente pedibus à l’aller, et une à deux heures de grimpette, haltes diverses et jeux variés compris, au retour. Énorme bâtisse au yeux de l’enfant, posée tout en haut de la rue montante à laquelle il accédait aux trois quarts de sa longueur par une petite rue de côté. Au sortir de cette ruelle il tournait à gauche et prenait la masse de l’édifice en plein visage, posé comme une menace de pierre sur un grand escalier. Chaque fois que le coin de la rue approchait Achille ralentissait, reculait le moment où le monstre l’avalerait pour la journée par cette fausse grande porte de bois percée d’une chatière pour enfants à croquer. Oui ce lycée l’impressionnait, comme le faisaient le Parthénon ou la prison de Sing-sing qu’il voyait dans les livres ou les films de gangsters. Un lycée pareil c’était pas fait pour être vrai mais pour faire peur. Il y entra sans joie, poussé, contraint et résigné. Se noya dans la masse, petit être frêle fragilisé par l’absence, solitaire et langoureux, d’une tristesse étrange qu’il ne comprenait pas. Alors comme les enfants le font il regarda ailleurs pour ne rien voir du vide qui l’aspirait, il n’accommoda pas son regard intérieur pour ne pas reconnaître la douleur interne qui le minait. Elle resta floue dans les profondeurs inavouées, indistincte au milieu des blessures mal ensevelies dans l’immense grenier obscur des souvenirs délétères. Monsieur Masson engoncé dans une blouse grise ceinturée très haut, le visage sévère, enseignait le français. Derrière ses sourcils épais, un peu effrayants, son long nez affûté et sa voix de basse profonde, il cachait une sensibilité fine qui affleurait parfois quand sa voix s’adoucissait à la lecture d’un poème. La classe endormie ne réagissait pas attendant patiemment que sonne l’heure des billes. Le maître qu’on appelait ici le professeur, n’en avait cure, ses yeux se fermaient et se rouvraient parfois pour croiser le regard absent d’un Achille qui planait de concert. Alors Monsieur Masson souriait vaguement. Hors lui c’était l’enfer. Agité, inattentif, agaçant, le verbe acide, l’insolence au coin des lèvres, Achille perturbait méchamment les cours, faisait rire la classe et collectionnait très mauvaises notes et punitions variées. Les profs ne savaient comment le prendre tant il s’esquivait adroitement et rétorquait, toujours limite un poil franchie aux remarques acerbes comme aux mains tendues. À blesser il soignait ses blessures inconsciemment mais se blessait plus encore. Insidieusement s’installait en lui l’image d’un enfant désaimé. Alors il s’évertuait à se prouver qu’il était détestable. À la sortie des cours il jetait son cartable et jouait longuement au foot sur le parvis de pierres usées du Lycée, quand il ne glissait pas des heures durant sur la large balustrade bordant les escaliers. La pierre polie par les fonds de culotte, brillait, brillait, brillait, jusqu’à la nuit tombée. Quand il rentrait enfin, tout là-haut à la maison du haut de la colline, sa mère inquiète criait, pleurait, lui faisait jurer de ne plus recommencer. Achille sincèrement contrit baissait la tête mais le lendemain, une fois la porte du logis franchie, il ne pouvait s’empêcher de marauder tout le soir comme une âme en épine.

Souvent le jeudi il fuyait le jardin de la maison et s’en allait traîner vers la mi-pente du mont. Il y avait là une sorte de carrière, un no-man’s land de rochers et de terre creusé de grottes remplies de détritus et de mots orduriers gravés sur les parois. Des gamins y jouaient, désœuvrés. Achille s’asseyait sur le parapet et restait des heures à se fondre à l’horizon. Son regard s’égarait un instant sur les jeux et bagarres dont le mistral soulevait la poussière puis il errait sur les tombes du Cimetière Marin. Il ne savait pas que Valéry y reposait et attendait encore Brassens mais il aimait l’étagement des sépultures et mausolées perdus dans les cyprès et les fausses colonnes. C’était un grand escalier de guingois cascadant vers les plages blondes du bord de mer. Ces moments là ses cils ne battaient pas. Immobile et regard fixe il semblait de pierre. Tout en bas le spectacle de la mer mouvante dissolvait son vague-à-l’âme et mettait en musique le paysage. Parfois il s’évadait sous les ailes des mouettes planantes. En cercles concentriques il amadouait sa douleur. Dans les vapeurs tremblantes de la chaleur qui dissolvait à moitié sa peine il voyait parfois des mirages de joie qui avaient le sourire de son père. Alors pendant quelques secondes qui paraissaient des siècles, il courait sur l’eau.

L’année coula comme un ruisseau de plomb fondu, lourde et sinistre. À la maison c’était pleurs et lamentations, serments et parjures, cris et châtiments. Ses seuls moments de paix et de connivence il les vivait quand Monsieur Masson, de sa voix chaude, lisait ses devoirs à la classe des marmots assoupis qui s’en foutaient bien. Quand il fallut décider de son sort le professeur seul contre ses collègues ligués dut faire preuve de persuasion et de toute l’autorité que lui conféraient l’âge et l’expérience. Malgré son dix-huit de moyenne en Français et son sept cinquante de moyenne générale il fut autorisé, ce qui ne laissa jamais de le surprendre, à passer en cinquième. Il se dit que les anges en escadrilles discrètes étaient certainement intervenus, distillant dans les esprits des membres du conseil de classe quelque élixir de Papaver Somniferum !

Juin se traîna six mois. Dans la cour surchauffée Achille jouait « aux noyaux » et gagnait des fortunes. Des noyaux d’abricots longuement sucés pour bien les nettoyer et les rendre lisses et doux. Chacun avait un sac de coton, plus ou moins rempli de ces doublons d’or brun dont la valeur croissait avec la taille. Un très gros valait deux gros, cinq moyens et dix petits. Plus on jouait gros plus on risquait de voir s’envoler ces trésors rares. Admis en cinquième à la surprise générale, Achille ne craignait plus rien et croyait en son étoile, les anges étaient sa cuirasse. Alors il défiait les cadors du noyau, au très gros ! Le jeu était aussi simple que stupide, il s’agissait de jeter à trois mètres de distance un noyau (un très gros bien sûr) contre une façade de façon à ce qu’il retombe le plus près possible du pied du mur. Puis à chacun leur tour de lancer adroitement des noyaux (petits bien sûr) le plus près possible du gros, sans jamais toucher la paroi. Après les dix coups autorisés le vainqueur empochait le tout. Achille gagna des brouettées de vanité, des tombereaux de chimères et devint l’imbattable, la coqueluche de la cour. C’est ainsi qu’il comprit que le superficiel, le guignol, l’avidité guidaient le monde et que les courtisans, d’époques en âges, traversaient l’histoire, même la petite. Le dernier jour, grand coeur moqueur il distribua les noyaux provoquant une indescriptible cohue de moineaux autour de lui. Il les lançait par poignées, de plus en plus loin, histoire de faire cavaler les mômes.

Le soir,

Dans la chaleur de son lit

Il eut honte

En secret,

Et se promit,

Que plus jamais …

Le dernier jour de juin, dans la chaleur du soir, la mère et les enfants grignotaient du bout des dents leur repas, quand la porte s’ouvrit. Le père au teint hâlé entra. Tout le monde chiala. Et ces torrents d’eau grasse et tiède semblèrent à Achille plus précieux que tous les noyaux galactiques.

Une semaine plus tard

Toute la smala,

Sans armes

Mais avec maigres bagages,

Embarqua à Marseille,

Sur le Massilia !

Les Anges, avec humour

Encore … ?

Achille le sénile rit de bon coeur dans le velours noir de cette nouvelle nuit de solitude habitée. C’est un petit oeuf de malachite depuis longtemps posé avec d’autre babioles sur un coin de son bureau qui l’a emmené si loin, au temps des noyaux d’abricot. Étrangement,,car au premier regard un oeuf vert, par sa forme et sa couleur n’évoque pas le noyau. Mais c’est ainsi par des chemins irraisonnés que la peau de la vie parfois se retourne ou que la porte du grenier empoussiéré s’entrouvre à la lumière du présent. Le Graal fidèle est là rempli au tiers. Il ne s’agit pas de boire la nuit mais de célébrer la lumière. De remercier de le visiter ainsi sans crier gare, régulièrement, d’accepter ce qui vient au bout de ses doigts, que lui donne l’indicible dont il n’est que le scribe maladroit et besogneux. Alors sous le cône de lumière de la lampe, il regarde le vin. De celui-ci la robe est impénétrable comme le plus obscur des boyaux perdu dans le profond des grottes inviolées. À bien pencher le verre, au plus mince, une frange violette tremble sur le bord du disque. C’est « Héméra » 2006, du Domaine des Grécaux né des terres languedociennes de Montpeyroux qu’il respire à plein nez maintenant. Les fruits sont encore là, cassis frais et mûres sous lesquels pointent des arômes de truffe, d’olive, de café, de cacao, d’épices et de cuir. Syrah-Grenache (80/20%) fondus, entremêlés à ne plus pouvoir dire. Boire « Héméra, la substance du jour », en pleine nuit, c’est fêter la mise en lumière des souvenirs enfouis. Sens ou coïncidence ? Cela fait sourire Achille, il porte le calice à sa bouche profane que la matière dense et complexe du vin inonde généreusement. Corps et rondeur, fruits noirs et fraîcheur unis, font au palais une jolie farandole qui franchit prestement la luette. « C’est bon que restent longuement en bouche tannins délicats, polis et mûrs, frais et digestes, épices douces, et salinité délicate. Doit y avoir du calcaire sous les ceps … », se dit Achille qui cherche en vain l’amertume du noyau !

Sur le pont du bateau qui fait route plein sud,

L’enfant qu’il fut,

Respire déjà à pleins poumons,

Les embruns salés et frais,

Des inconnus,

À venir …

EMERMOSATILÉECONE.

ACHILLE, YES HE KHAN …

Gengis Khan.

Les ailes raides de l’aigle d’acier fendent le ciel bleu nuit,

Comme des lames grossières au dessus de la terre.

Autour de lui, ni anges, ni Bashung – toujours vivant – n’accompagnent le voyage d’Achille vers d’autres paysages gris et pluvieux. Il a laissé derrière lui les ciels lumineux du Maroc, le balancement régulier des palmiers sous les vents chauds, Melloul et les Caïds ont disparu, l’enfance joyeuse en prend un coup. La vie est faite d’étapes inimaginables qu’Achille ignore, d’épreuves, d’initiations successives drôles et douloureuses à la fois. Une étrange tristesse l’habite, la peur de l’inconnu à venir aussi, il se sent fragile mais ne sait pas pourquoi … Lové dans son fauteuil, appuyé contre le flanc de son père il découvre la morosité. Sous l’avion la toile aigue-marine de la mer défile, au dessus le ciel, pur lapis des altitudes. Double reflet. « Quod est inferius est sicut quod est superius et quod is superius est sicut quod est inferius, ad perpetranda miracula rei unius … » Sans le savoir, ébloui par les tables d’émeraude qui l’encadrent, l’enfant fait son Trismégiste ! Peu à peu une fine trame de coton pelucheux sépare les espaces, qui s’épaissit en circonvolutions épaisses, boursouflées, boules blanches, grises et noires, tours de crème épaisse, entre lesquelles, par instant, filtrent les tâches éblouissantes de la mer qui reflète le soleil. Puis les nuages séparent définitivement la mer, puis les terres, du ciel.

Fini les grands espaces. Dans la foule odorante qui s’enfonce sous terre, coincé entre les valises les paquets et les jambes qui le pressent, Achille découvre la grande termitière du métro parisien. L’odeur lourde des parfums sucrés, des sueurs aigres et des angoisses, l’assaille. Il a beau se boucher le nez, ça schlingue à travers tout, ça s’insinue et l’odeur imprègne jusqu’à sa peau. Porté par le flot muet, dans le cliquetis des portes qui s’ouvrent et se ferment, il est prisonnier des hommes claustrés dans ces boyaux. L’image d’un lombric, pire, d’un ténia à wagons articulés qui l’aurait avalé lui traverse l’esprit. Une terreur folle le prend brutalement à la gorge, il lui semble étouffer, alors pour se libérer des pressions qui l’enserrent, il hurle de toutes ses forces en se laissant tomber à terre. Il est là, petite boule d’homme repliée sur elle-même qui refuse ce monde nouveau. Les yeux clos, sourd à cette réalité qu’il rejette, Achille, revoit les grandes étendues de terre rouge, le caillou qui vole vers la tête d’un enfant blond, la carriole en folie, la volière de ses humiliations, les cactus au couchant, le Jardin des Délices, tous les pièges d’avant quand l’air était pur et les dangers visibles, quand il respirait à poumons déployés les bonheurs de son paradis perdu. Dans la rame le silence s’est fait, la foule médusée s’est largement écartée, Achille ouvre les yeux au centre d’une clairière miraculeusement apparue au milieu d’une rame gorgée de viandes pas très fraîches ! Autour de lui les yeux apitoyés des humains agglutinés pour lui faire place le regardent gentiment.

Pluie, ciel de plomb, frimas l’accueillent au Nord de la France dans une petite bourgade de briques tristes que le ciel de mercure et l’ennui gluant écrasent. Hors la ville grise tout roussit ici, les arbres déjà bien déplumés le menacent de leurs branches griffues, engoncé dans un manteau de laine Achille se pèle, se caille, tremble, les pieds gelés et les doigts gourds. Les rues sont vides, les champs sont gras, les herbes sont vertes, ça ne sent rien sinon la bouse parfois. Achille se crispe et se referme pour que les atmosphères de cette étrange contrée ne le contaminent pas. Il n’a plus de maison et vit chez ses grands parents. Le lendemain de son arrivée, début Novembre, il s’est retrouvé à l’école au milieu de visages inconnus, pâles, très pâles. Pas même un arabe avec qui converser. La salle de classe est grise elle aussi. Bizarre ce pays, on dirait que les gens ont mangé les couleurs ! A la récré, dans un coin du préau, à l’abri du crachin, Achille observe la cour et les jeux. Personne ne le regarde, ne l’invite, ne lui parle, les enfants ne sont pas hostiles, simplement indifférents. Mais il n’est pas inquiet, seulement un peu surpris de ce changement radical d’ambiance et de climat. Dans la cour ses nouveaux compagnons jouent au foot. Une boue noire et épaisse gicle sous les pieds. Même le misérable ballon de caoutchouc mou est gluant de fange fuligineuse, de résidus crasseux de scories de charbon. Les gosses pataugent sans s’en soucier, leurs chaussures s’alourdissent, leurs pantalons maculés de mâchefer ne semblent pas les gêner. Achille réfléchit : « comment se faire une place ici ? », lui le petit maigrelet comment va t-il se faire accepter, respecter par tous ces grands gars taiseux, fous de foot, qui parlent une langue étrange, un patois inconnu auquel il ne comprend pas grand chose ?

Son oncle est un grand gaillard au fort accent du nord affublé d’une imposante moustache noire, solide comme un roc, subtil comme une mule mais tendre et affectueux avec lui. En l’absence de son père parti à la pêche au travail, il ne sait où, « mononcle » (qui se dit « mononque » en ces contrées froides) l’a pris sous son aile. Arrière central et capitaine de l’équipe locale de foot c’est une star au pays. Alors Achille lui demande de l’emmener avec lui « au match ». Derrière la barrière, entre les jambes des spectateurs, l’enfant regarde cet homme dont la finesse technique n’est pas la qualité principale, la plupart du temps il se contente de dégager son camp à grands coups de bottes ravageuses qui emportent hommes et ballons. A chacune de ses interventions la balle monte au ciel, très haut et retombe à l’autre bout du rectangle vert, immense aux yeux de l’enfant. Entre les larges épaules du colosse le N° 5 resplendit à ses yeux comme un chiffre magique. Ce footballeur puissant, frustre, dévastateur, c’est son Gengis Khan à lui qui transforme le terrain détrempé en Steppe de l’Asie Centrale, repoussant l’envahisseur toujours plus loin ! Le soir après l’école « mononcle » l’initie à l’art du contrôle, aux feintes de tir, à la frappe, au dosage de la passe … Le gamin agile, adroit et pas manchot (!), dur à la peine, fier et têtu, travaille avec plaisir. « Mononcle » fait le gardien de but dans le pré bosselé de nids de taupes derrière la maison. Achille dribble, tacle et tire de toutes ses forces à longueur de soirée, se heurtant à chaque fois à la grande masse noire de son oncle qui lui cache le soleil et lui renvoie la balle jusqu’à épuisement. Jour après jour, Achille s’endurcit. Le soir, exténué il oublie l’absence taraudante de son père et s’endort comme un bienheureux.

A l’école il attend son heure. Le maître au visage émacié et à la longue blouse grise apprécie l’arrivée de ce nouvel élève isolé, solitaire mais curieux, vif, qui a réponse à presque tout. Les semaines passent et dans la classe l’instituteur et Achille conversent, échangent, argumentent dans un quasi silence. Les autres, placides, ne lui en veulent pas, au contraire; tacitement ils lui font comprendre que sa curiosité les libère des questions du maître. Parfois ils lui sourient. Dans la classe surchargée Achille a repéré un petit gars nerveux qui dénote dans la troupe des costauds. Le gosse bafouille un peu ses mots mais la classe le respecte car, tout maigrelet qu’il est, il a le poing facile, il est craint comme un taurillon hargneux. Les bœufs musculeux et placides s’écartent sur son passage et se soumettent sans piper à son charisme volcanique. Pierre, c’est son prénom, surveille Achille du coin de l’œil, craignant qu’à la longue il lui fasse de l’ombre. A la récré c’est Pierre le chef, l’organisateur qui constitue les équipes et règle les litiges. Sans états d’âme il prend les meilleurs avec lui et colle les pieds carrés dans l’autre équipe. Au dernier moment ce jour-là, il se tourne vers Achille solitaire sous le préau et lui dit d’une voix coupante : « Tu joues, amène toi ?! » lui désignant le groupe des seconds couteaux. A la première balle Achille veut la jouer fine et la garder pour partir en dribbles déroutants mais un coup d’épaule l’envoie valser dans la bouillasse. Le jeu s’arrête, la troupe hilare l’entoure, Pierre sourit, juste ce qu’il faut. Ce soir en regagnant la maison, plus crotté qu’une étable Achille sait ce qui l’attend !

Le petit bleuet blond ne rit plus, Angélique lui manque très fort. Pourtant c’est elle qui le console le soir dans son lit. Sans l’avoir vraiment voulu il s’est mit à lui raconter ses journées, à lui décrire par le menu les paysages et les gens de cet étrange pays sans figuiers. Elle lui sourit la lumière de ses nuits, bien plus qu’elle ne le faisait là-bas il y a peu, mieux elle rit aux éclats quand il imite dans sa tête l’accent des gens d’ici. Achille la dévore sur l’écran tremblant de ses yeux clos; elle est là pour lui, quelques secondes, le temps qu’il maintienne vivante l’image vacillante de son sourire sous ses tresses, de ses grands yeux de faon apeuré, des petites piqûres rousses sur son nez de porcelaine. L’amour n’a pas d’âge, pas de limites, il n’attend rien et donne, donne, donne sans compter. Dans le cours éteint de ses jours blêmes Achille porte son soleil intérieur en secret. Avec « mononcle » et Angélique, Achille intuitivement s’est trouvé des repères, des motivations qui l’aident… à son insu.

Avec tout ça, c’est pas tout ! A la maison, la patronne c’est Blanche, sa grand-mère, une personnalité plus forte que tous les piments d’Arabie ! C’est sa « mémère », il est « sin ti fiu, sin ti solèle !» (son petit-fils, son petit soleil!), et pas question de contester. Une personnalité frustre, dure, intolérante mais aimante et fidèle, coriace et fondante, sa grand-mère. Quand elle l’embrasse elle le dévore, mais doucement, sous ses paupières flétries, son regard aigu se métamorphose, c’est comme une coulée de miel sucré qu’elle déverse tendrement sur « sin pouchin » (son poussin). Mémère régente, organise, commande, décide, impose, elle a huit bras, les idées arrêtées et ne souffre pas la contradiction. « Bon-papa », lui, est un taiseux, sa voix il la ménage et il ne dit pas quatre mots de la journée. Quand par extraordinaire il ose, c’est pour bredouiller d’une voix basse, grumeleuse, à peine audible, une phrase d’apaisement dont il s’excuse aussitôt. Pourtant, de façon surprenante, il est le maître à bord et mémère le traite avec amour et respect. Cet homme discret qui respire en s’excusant presque de vous voler votre air, quand il vous regarde, vous dit avec ses petits yeux en boutons de bottines plus de choses qu’en un milliard de mots. C’est un fleuve crémeux d’amour inconditionnel et lumineux qu’il vous offre plus nourrissant que toutes les crèmes chantilly de la pâtisserie du coin !

Entre ces deux là, dans cet hiver de sa vie, Achille est au chaud.

A la récré Achille continue de jouer dans la mauvaise équipe. Pour éviter de se retrouver chaque jour, chevilles meurtries, le nez dans la soupe de scories gadouilleuses, il s’efforce de jouer sans contrôle; dès qu’il reçoit la balle, elle rebondit sur son pied gauche et le plus souvent, d’une passe précise et sèche, il envoie un de ses coéquipier vers le but. Tout l’hiver Achille affinera son jeu, peu à peu il fera sa place dans la classe comme dans la cour. Puis un beau jour d’avril Pierre le prendra sans mot dire dans son équipe. A eux deux les bassets à poils courts chasseront bien vite les orages de la discorde, malins et sans jamais se le dire ils deviendront les maîtres de la balle et par là les caïds pacifiques de l’école …

Le jour ou le soleil revint,

Par une belle journée bleue,

Achille apprit,

Qu’il passait en sixième

Sans examen.

La gloire !

Avec un dico neuf

Et un voyage à la clé.

Ce soir là,

Sans crier gare,

Son père est revenu …

Les nuits d’Achille le fossile sont plus belles que ses jours imbéciles. C’est à ces moments là que son acuité, ordinairement endormie le jour par le conventionnel des relations et des étroitesses ordinaires, est la plus fine. Ce sont les heures d’écriture, de lâcher prise. La raison débranchée, ouvert à toutes les étrangetés que rejettent les esprits pétris de logique, ses doigts mènent la danse sur le clavier qui le relie au virtuel. Par une pirouette insensée les pixels qu’il aligne le mènent souvent hors des raisons solides, matérielles, quantifiables. Son esprit, inexplicablement se dissout, il s’envole et voyage dans les passés empilés, digérés. Il lui suffit d’un mot, d’une image, d’une phrase qui s’impose à lui pour que le phénomène se déclenche. Cette nuit donc, sans crier gare, « Les ailes raides de l’aigle d’acier … » l’ont emporté dans la cour de l’école, dans les méandres subtils des émotions anciennes qui prennent sens, comme si l’âme faisait la leçon à l’esprit. Dans un avion on finit toujours par assolir. Et cette nuit, il atterrit après un voyage de plus de cinquante ans dans ce bureau qu’éclaire à peine le cône cuivré de sa lampe, au chevet de sa plume immatérielle, éclairé par la lumière et la compréhension fulgurante du temps révolu.

Et comme à l’habitude ce sont les reflets d’or changeants du vin, immobile dans son verre qui sanctifieront les mystères entraperçus. Après toute cette boue, ce gris, ces espaces glauques, la vue de ce bouton d’or épanoui dans son négligé de cristal délicat le requinque avant même qu’il n’y trempe les lèvres. Sous la lumière flave, la coupe d’or, tenue à bout de bras se distingue à peine du rayon de pure chrysocale coruscant dont la veilleuse l’inonde. Le rituel se poursuit quand Achille plonge le nez sur le disque odorant de ce Muscadet sur Lie 2004 du Domaine de la Martinière né d’un terroir de gneiss et de micaschistes. Un bouquet, délicat dans sa définition mais puissant dans ses arômes le charme immédiatement. C’est une composition élégamment agencée de pamplemousses jaunes et de citrons, parsemée de fleurs d’acacia poivrées de blanc au travers desquels percent de fines notes minérales, qu’il visualise en silence. En bouche l’émotion est la même. Ouvert la veille le vin aéré devenu aérien est à son sommet après un long élevage en cuve. Un Melon de Bourgogne à la matière magnifique, le sentiment d’avoir en bouche une pierre brute à l’attaque qui se délite lentement pour lâcher une brassée de fruits jaunes mûrs et ce vin « à l’envers » qui lâche sa pierre avant ses fruits lui met le palais en extase. Le vin, superbement construit et précis, est tendu de bout en bout par une acidité mûre et constante qui affine et soutient le pamplemousse, le citron et leurs zestes. En finale, la réglisse et l’anis que relève une pincée de poivre blanc s’installent interminablement. Bien après l’extinction des fruits la pierre légèrement fumée revient pour clore le feu d’artifice gustatif.

Rien n’étonne moins Achille

Que les effets de ce vin

Qui vient de redonner sens

Et couleurs

Aux paysages désolés,

Noirs des scories

De l’enfance …

C’est bien la pierre qui lâche le fruit !

EREMONAITISSANTECONE.

L’OEIL ÉTAIT DANS LE VIN ET REGARDAIT ACHILLE …

Arcimboldo. Le feu.

 

L’automne était roux, la terre était sèche …

Octobre tirait sur sa fin. Depuis le début du mois l’air était ardent, les herbes devenaient paille craquante; sur les chemins la terre jaune volait au moindre souffle. Tous étaient nerveux, électriques même, incommodés. À la récré ça volait bas pour un oui autant que pour un non, les meilleurs amis se fâchaient, d’autres couraient seuls en criant très aigu comme s’ils étaient possédés par un esprit malin. Les enfants dormaient mal, la tension tirait leur traits et leur faisait regard hagard, yeux enfoncés dans les orbites, cernés de mauve. Achille la nuit cauchemardait. Des scènes incertaines et violentes dont il ne se souvenait pas, mais qui le marquaient et lui collaient au ventre tout le jour une angoisse sans nom. Rien de plus éprouvant que d’être agit comme ça de l’intérieur et de ne pouvoir mettre ni causes ni raisons sur les étranges dérèglements qui lui collaient à l’âme. À la maison son père était absent des jours et des nuits, « ça chauffe pour le boulot » disait sa mère. Il rentrait hors délais et s’endormait à table, sans avoir même ôte son ceinturon qu’alourdissait le gros pistolet noir qui fascinait Achille. Parfois il surgissait en plein après midi, dégrafait son ceinturon à la volée et roupillait avant même que sa tête ne touchât l’oreiller. Achille en profitait, il sortait l’arme de son étui de cuir épais et jouait à tuer les mouches, prenant soin de ne pas toucher la gâchette, jusqu’au jour ou il osa décharger le pétard pour tirer dans tous les coins sans avoir à imiter les détonations. Le claquement sec du percuteur à vide le ravissait, caché derrière un gros rocher imaginaire il descendait les indiens en foules qui hurlaient comme des chiens à la lune en s’écroulant comme les boites de conserves à la foire …

Melloul fut son seul confident. Depuis quelques temps celui-ci l’écoutait distraitement, il semblait préoccupé, un peu distant, ne l’invitait que rarement chez lui et trouvait des prétextes pour différer les propositions d’Achille. Le ciel pourtant immuablement bleu préparait en secret des orages à venir, infiniment plus noirs que les petits tiraillements entre enfants. En milieu de mois l’atmosphère se détendit une dernière fois, une accalmie, ce que l’on appelle en d’autres tourments une rémission. Les Caïds réunis se décidèrent à venger Achille en montant une expédition de représailles, carrément une embuscade soigneusement préparée. On astiqua les lance-pierres en bois d’olivier, on changea les élastiques ordinaires par de gros modèles à section carrée, on se remplit les poches de silex ronds et de quelques billes d’acier précieuses et rares. Les « Ceux du haut » ne se méfiaient plus depuis qu’ils étaient devenus par K.O les maîtres du quartier. Ils avaient établi leur QG sur un chantier abandonné, derrière des murs de parpaings à moitié montés à l’abri desquels ils avaient installé un foyer de pierre qui leur servait à cuire les moineaux rapportés de leurs chasses. Ils y fumaient aussi les cigarettes dérobées à leurs pères. Le chantier était vaste et les pans de murs de hauteurs variables, à moitié écroulés, étaient nombreux dans tous les recoins du champ de bataille. Confort oblige, les « hautains » méprisaient les « tire-boulettes », se pavanaient en brandissant sous le nez des gamins leurs carabines à plomb nickelées. Deux équipes de binômes devaient les prendre à revers, par la droite (Melloul-Aziz) et par la gauche (Bruno-Rachid) en même temps. Achille lui devait les arroser de face, une fois l’effet de surprise retombé histoire de les paniquer un peu plus. Ce plan avait été adopté à l’unanimité après plusieurs jours de discussions serrées. Achille ne s’en était pas mêlé, il ne pensait qu’à prendre le chef, le grand rouquin, dans sa ligne de mire pour lui coller une bonne bille d’acier froid entre les deux yeux. Le goût qu’avait Achille pour les livres d’aventures lui ôtait toute lucidité, il n’avait aucune conscience du mal irrémédiable qu’il pourrait causer, il avait dix ans et jouait au Cow-boys et aux Indiens ! Le jeudi 18 octobre 1956 à 14h tapantes ils étaient en place grimés au charbon de bois, vêtus de gris de la tête aux pieds comme des guerriers en campagne. Ils avaient récupéré de vieux casques de chantier noirs et déglingués sur la décharge pour faire plus vrai. Entre les moellons disjoints Achille attendait le début de l’assaut. Melloul poussa le premier cri, rauque, rageur et effrayant, les autres suivirent en chœur sur un mode plus aigu. La panique fut instantanée, le rouquin se dressa sur ses longues cannes, les poils hérissés, comme un chat de gouttière interrompu en plein rut. La bille d’Achille lui fouetta brutalement le cou, il sauta comme un cabri et détala en gémissant. Les quatre autres se mirent à courir de tous côtés et prirent la mitraille de tous bords. La bataille avait duré moins d’une minute, la victoire était totale, une carabine abandonnée fut leur récompense … Les jours suivants dans la cour de l’école, les vaincus, têtes baissées, n’osèrent affronter leurs regards dédaigneux. Coïncidence, le maître avait écrit ce jour-là au tableau la morale du jour : « À vaincre sans péril on triomphe sans gloire. ». Ce vers de Corneille Achille l’avait déjà vu sans trop comprendre dans un petit classique jauni, empilé avec quelques œuvres de Molière dans un vieux carton au grenier. Il ne le comprit pas plus ce jour-là.

Et n’imaginait pas qu’un grand péril l’attendait bientôt …

Le Samedi 20 octobre le propriétaire de la briqueterie du haut de la côte avait invité les enfants du quartier à l’anniversaire d’un de ses petits fils. Petit bonhomme rondouillet et court sur pattes, monsieur Mas la soixantaine bien tassée, était d’une élégance certaine; il portait à l’année un chapeau de paille immaculé, une chemise ivoirine à col ouvert sur un pantalon de lin crème et des souliers noirs impeccablement cirés. Une large ceinture de cuir coupait en deux, comme les deux moitié d’un œuf, sa silhouette ramassée. Il était rond comme un œuf de Pâques en chocolat blanc. Cet homme était bon, aimait les enfants et ne manquait jamais de distribuer des friandises à tout bout de champ. L’après midi passa comme un météore et les ennemis prirent garde de ne pas se croiser de trop près. Depuis quelques jours Melloul semblait avoir disparu. Achille s’inquiétait.

Le mercredi 25 octobre après le repas de midi Achille jouait aux noyaux avec quelques gamins près de la maison quand on entendit crier d’une des maisons du haut de la côte : « Rentrez, rentrez vite, ils arrivent » !!! C’était un homme en maillot de corps qui hurlait de sa fenêtre. Un collègue de son père tout juste rentré du travail, exténué comme tous les adultes depuis quelques jours. Il avait bien entendu ses parents parler à voix basse des « terroristes, de l’avion de « Benne Barqua » détourné par la France, de bagarres en Médina… » mais il n’y avait pas prêté attention; entre les devoirs et l’embuscade à préparer, Achille était dans son monde. Le cri strident les pétrifia. L’instant d’après il entendit sa mère affolée qui l’appelait en pleurant presque. Au lointain on entendait la rumeur grondante d’une foule surexcitée qui approchait. Achille se mit à courir, déboucha sur le devant de la maison, glissa et s’affala sur le carrelage humide du porche que sa mère venait de laver à grande eau. Il pédala pour se redresser et fila dans le vestibule pour se jeter sous un divan, si fort que sa tête heurta le mur. Au ras du sol il vit sa mère qui rentrait le Lambretta de son père dans la maison, écrasant au passage son bras gauche qui dépassait. Il ne sentit rien, la terreur l’insensibilisait. Sa mère referma la porte qu’elle barra à clé puis s’assit sur le divan. Achille vit ses chevilles qui tremblaient …

A l’extérieur les manifestants hurlait la rage aveugle des foules que le nombre abêtit. Bientôt des coups sourds ébranlèrent la porte qui vibra sous les chocs répétés. Achille, hypnotisé, ne voyait que les éclats de peinture verte qui tombaient en pluie fine se détachant de la porte vibrante et volant vers le sol. Il ferma les yeux et se blottit en pensée dans le creux rassurant de son lit chaud. La porte craquait mais résistait encore. Puis des rafales de mitraillettes éclatèrent au dehors, la foule se tut d’un coup, on n’entendait plus que le crissement des pneus et les claquements sec des ordres. Un long silence de coton se fit enfin. Quand Achille rouvrit les yeux des rangers noires allaient et venaient au ras du divan, une main lui saisit le bras et le sortit de sa cachette. Son père, livide, dégoulinant de sueur, le serra contre lui. Sa mère pleurait et balbutiait des mots incompréhensibles. Ils étaient saufs. La porte à demi dégondée penchait, le carrelage du porche était recouvert de souliers abandonnés, de vêtements déchirés sanglants, de pierres et de boue séchée. Un poteau télégraphique gisait au sol. Policiers et militaires hissèrent l’enfant et sa mère dans une jeep dont le côté droit portait une mitrailleuse. Achille s’accrocha aux poignées de l’engin ! Depuis le temps qu’il en rêvait …

Puis le convoi armé démarra, gravit la côte en crabotant. Après le virage, sur le plat, ils s’arrêtèrent, les hommes sautèrent presque en marche. La briqueterie de monsieur Mas brûlait. Une odeur appétissante de viande grillée flottait dans l’air mêlée à la puanteur du caoutchouc fondu. Le toit de la bâtisse était tombé réduisant en poussière les tas de briques brisées. Devant l’entrée du bâtiment le corps sans tête de monsieur Mas empalé sur une broche gisait sur un tas de braises rougeoyantes. Des flammèches jaunes et bleues, que les graisses coulantes relançaient de temps à autre, entouraient le corps aux chevilles brisées. Les os aux bouts calcinés sortaient de la viande comme des manches de gigots les soirs de méchoui à la fraîche. Non loin du corps, le chapeau blanc posé de travers, la tête sanglante du vieillard reposait intacte au milieu des décombres. Ça lui donnait un petit air inhabituel, étrangement comique. Monsieur Mas sous ses sourcils neigeux le fixait de ses petits yeux noirs éteints. Achille sentit son cœur remonter dans sa gorge, un flot de bile aigre lui brûla les amygdales …

Sur le balcon de l’hôtel,

L’enfant regarde en bas

Les voitures passer.

Il sait qu’il ne reverra plus

Melloul.

Ni les palmiers

Ondoyants

Sous le vent chaud …

Ces temps-ci les souvenirs remontent du fond de sa vie comme des bulles de méthane du profond des eaux glacées de l’Arctique. Ces reflux puissants étonnent Achille l’aîné. Pourquoi ? Pourquoi ? La question résonne en écho sous sa calotte crânienne. La nuit – c’est toujours les nuits que puent ces bulles – quand ne supportant plus l’obscurité il se réfugie sous la lumière chaude de sa lampe de bureau. Seul et multiple à la fois il lui semble accoucher de grossesses anciennes, parturiente hors d’âge, nées de coïts inavoués. Il s’accroche au clavier de l’ordinateur sur la mer agitée de ses terreurs comme un naufragé à la coque de son frêle esquif à la renverse sur les eaux froides de son écran blafard. Tous les enfants qu’il a été se pressent en foule bavarde qui lui crie à l’oreille de terribles histoires tristes ou d’horribles aventures sanglantes. Il lui semble qu’après avoir connu le lait, il n’a plus tété que globules rouges corrompues ! Alors pour conjurer ce sang des douleurs diverses, il boit le vermeil des vignes dans une sorte de messe profane, une messe expiatoire, libératrice, salvatrice …

Ce soir, Trévallon 2007 est dans son calice. Immobile le vin fait un cercle parfait comme un œil dont la souffrance est telle qu’il ne peut plus ciller. Un œil à l’iris rouge, pure sève obscure qu’éclaircit à peine un liseré violet, le fixe obstinément. Le cristal étincelant sous la lumière, sclérotique transparente, illumine les premières épaisseurs du vin.

L’œil vivant est dans le verre et regarde Achille l’affligé.

Le vin de cette messe nocturne monte vers lui et l’enivre déjà de son bouquet complexe. Il lui faut se concentrer pour dénouer les fils élégamment mêlés de cette pelote de fragrances fondues. Il hume longuement, respire puis inspire à nouveau, le nez emmanché dans le verre ouvert. Les odeurs de cassis frais qu’il extrait en premier le ravissent, suivies des notes mûres de la cerise noire, celle qui tâchait les lèvres de son enfance quand il les croquait à pleines poignées. Il se recule un instant, le temps de fouler à nouveau les longues herbes du Jardins des Délices interdits. Puis il y retourne cueillir les parfums puissants des olives baignant dans la saumure, regards de biches, noirs et luisants, exaltés par des fumets de maquis et d’épices douces, qui le renvoient encore, comme une malédiction, outre méditerranée … Puis le jus sombre, boule de chair profonde roule en vagues lentes dans sa bouche pour s’étirer, longue comme une vie entière, élégante comme une belle en escarpins incarnats, tendue comme un élastique. Les arômes se font matière à l’identique, les fruits et la garrigue, d’une pureté fraîche et ciselée, finement salée, ne le quittent plus bien après l’avalée …

Achille en lévitation,

Se dit que le vin est une esthétique,

La métaphore de sa vie …

Derrière ses yeux clos,

Monsieur Mas lui sourit.

EÉMOVENTITRÉECONE.