ACHILLE, MARMELADE ET DÉCONFITURE…

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Là, à quelques pas de lui …

SOPHIE !

ACHILLE ne bougeait plus de peur de la voir disparaître. D’abord, il ne sentit plus son corps, puis toutes ses sensations physiques revinrent brutalement pour se décupler douloureusement. Achille était pur regard intense, le cœur au ras des yeux, si violent que le couple, la blonde et le tondu entre lesquels il la fixait, se retourna, comme si l’intensité qu’il dégageait les perturbait. Ses yeux buvaient Sophie, l’appelaient, il hurlait son nom en silence, toute sa chair vibrait, sous le coup de l’émotion terrible qui faisait craquer ses membrures comme un rafiot en pleine tempête.

La troupe de baladins en costume moyenâgeux finissait son madrigal sur des notes aigrelettes, celles d’une flûte à bec suraiguë. Sophie releva la tête, délaissant son luth, ses aigues-marines débordaient des eaux pâles qu’il aimait tant ; elle hésita un moment, comme si elle savait, fronça les sourcils et se retourna vers lui. Le parvis disparut, les badauds s’envolèrent, le temps les effaçait, leurs regards crochèrent longtemps, sans ciller, s’agrandirent, et Achille plongea dans les eaux fraîches de son amour tant cherché, partout et ailleurs encore. Pour s’écraser sur la surface dure d’une pupille qui venait subitement de se rétrécir, puis de se refermer. Sophie se leva. A côté d’elle, le flûtiste essuyait méticuleusement son instrument. C’était un garçon long, grand et fluet, tout en os saillants, en tendons apparents et en muscles fins, sa barbe courte couvrait son visage aigu de tâches noirâtres disparates. Il avait le port gracieux des hommes féminins sous ses vêtements vaguement d’époque, sa tignasse noire dépassait en boucles drues d’une coiffe de serge grossier à oreillettes, son torse gracile flottait dans un bliaud grisâtre qui tombait bas sur des braies informes, sous lesquelles ses pieds maigres s’avachissaient dans une paire de sandalettes de cuir mal taillé. Son nez, long et pointu descendait au ras de ses lèvres, si fines qu’elles semblaient avoir été oubliées. Ses petits yeux noirs en tête d’épingle, brillaient d’une eau fiévreuse, bougeaient, et clignaient sans arrêt. Sophie posa la main autour de ces épaules étroites, ses lèvres déposèrent un baiser appuyé sur la broussaille de cette joue cireuse et creuse, puis elle lança vers Achille un regard dur, furtif, sans équivoque …

Les jarrets coupés au ras des genoux, les jambes d’Achille cédèrent, il s’assit sur ses talons, puis s’écroula les fesses au sol. Personne ne fit attention à lui. Sophie lui avait tourné le dos, sous son ample robe de coton léger que le vent coulis agitait, il reconnut, le cœur inversé de son cul, dans l’entrebâillement, sous son bras gauche, l’ébauche de la courbe pleine de son sein lui mit la sueur au front. Toutes les images de leurs nuits défilaient sous ses paupières baissées, et l’odeur du jasmin exhaussée par sa peau fit gicler les larmes au ras de ses cils. Sous son crâne bouillant, les mots d’amour, balbutiés toutes ces nuits, tournaient en ronde de fruits frais. Pêches juteuses, cerises charnues, abricots fondants, défilaient dans sa mémoire. Puis ils se ridèrent, se crevassèrent et s’écroulèrent en bouillie gluante, informe. L’air sentit l’aigre. Il perdit conscience quelques secondes qui lui parurent sans fin. Une main se posa sur son épaule, glissa sur son bras, prit sa main, il leva les yeux, le regard interrogateur, et fut avalé par l’océan, lumineux sous le soleil rasant, sans fond, caressant, des eaux de Sophie. Qui lui souriait. Elle le releva. Achille ne put parler, il l’écouta lui dire qu’elle aimait aussi son musicien à la figure sombre, son ténébreux. Elle vivait avec lui un amour fort et paisible qui la contentait. Lui dire aussi, à voix murmurante, qu’elle le chérissait, l’aimerait à jamais, comme elle n’avait jamais aimé personne d’autre, qu’il demeurait l’amour de sa vie, sa moitié, sa force, sa vie. Que l’autre et lui, étaient incomparables. Ses lèvres frôlèrent les siennes, Achille sentit son corps mourir et son âme pleurer. Puis la colère l’envahit, il se durcit et s’entendit siffler d’une voix noire « Je ne suis pas Jim ! ». Nonchalant, le suceur de flûte qui s’était rapproché entendit les mots d’Achille, et ajouta en souriant « Je ne suis pas Jules non plus ». Sa voix douce déplut à Achille, une envie meurtrière, dont il ne se serait jamais cru capable le submergea, puis s’éteignit aussitôt quand Sophie, se tourna vers l’autre et lui embrassa la bouche. Le bruit de succion, son avidité, le dégoûtèrent, il s’arracha aux mains de Sophie, la repoussa, elle trébucha, le flûteur la rattrapa et l’entoura des ses bras protecteurs, sûr de son fait, il lui jeta un regard plus moqueur que méprisant. Sophie ne bougea pas mais tendit les bras vers lui, ses mains s’ouvraient et ses doigts griffaient l’air, elle pleurait « mais tu sais bien que …. ».

Cause toujours mon amour.

 Achille était déjà loin.

En pilotage automatique, il est rentré sans trop savoir comment, métro, RER, Institut, chambre, lit, noir, habillé, chaleur, couverture, suées, sueur, douleur, agitation, désordre, sommeil en tranches d’argent coupantes, rêves brefs, durs, saignants, violents, extrêmes, avilissants, labyrinthes obscurs, toiles diaphanes, diamants fragiles, chitine croquée, crocs noirs, aiguilles velues, lacs bleus crevés, iris d’obsidienne fondue, peau si pâle, grain soyeux, souple, odorant, jasmin chaud, sang bouillant, chute, cris, terreur, volcans rouges, laves hurlantes, cheveux en feu, si doux sur sa peau froide … Achille s’est réveillé au cœur exact de cette nuit maudite à jamais, il s’est levé, a caché ses coussins sous les draps, est sorti, a glissé comme un fantôme blême sur le carrelage glacé, a baissé la poignée de la porte. Fermée. Il a roué le bois de coups de poings, à faire éclater ses mains, le sang a éclaboussé partout, a dessiné sur la porte blanche un Pollock mortel, comme des fruits écarlates écrasés, comme la marque furieuse de son amour envolé, comme Sophie qu’il frappe et frappe encore, en lui hurlant d’ouvrir cette putain de porte qui clôt à jamais sa vie. Achille est à genoux, son cœur voudrait exploser mais il ne le peut contraindre à, sa tête rebondit, il est le battant de Notre Dame, lourd, régulier, puissant, qui veut fêler le bronze hiératique du destin qui l’étreint de sa main gigantesque, et qui rit grassement dans la nuit de sa conscience dépassée, son front a éclaté, dans l’ombre du couloir, l’os de son crâne luit, et le sang de couler encore, toujours, inépuisable, il bave, ses dents craquent sur le bois à demi éclaté, qui cède enfin. Dans la chambre béante, personne n’apparaît.

Les cerbères, enfin l’ont entouré, deux infirmiers l’ont saisi fermement, efficaces comme des pros à sang froid, un troisième l’a piqué habilement alors qu’il se débattait dans la flaque de son sang, sur le carrelage qui sera lavé illico. Demain la porte sera neuve, le couloir embaumera la lessive parfumée, Olivier y laissera les traces sales de ses pieds suants, Achille dans une cellule, attaché, dormira d’un sommeil de marbre, comme un gisant à jamais en repos.

 Sophie,

Est vivante,

Et morte.

A tout jamais.

Sous la camisole,

Malgré la,

Achille

Pleure …

Sur le bronze luisant du cuir vieilli de son bureau, ébloui par la lumière crue de sa lampe neuve, Achille le ressuscité des guerres dévastatrices, cette nuit revécues dans les brumes épaisses des souvenirs déchus, regarde, l’œil ensanglanté, le ruisselet qui sourd de ses yeux chassieux, et tache de plaques noires, le grain tanné de son vieux chagrin odorant. Le parfum musqué des longues heures passées à le polir sous ses coudes écrasés, de tout ces temps entassés, d’écritures ignorées, de sueurs exsudées et prégnantes, monte en fragrances familières qui l’aident à retrouver ce présent, obscur et exécrable. Sa main glisse jusqu’à la tige fragile et lisse de son verre, auquel il s’accroche et reprend vie. Son regard se noie dans l’onde foncée du grenat qui repose, les parfums des fruits noirs et mûrs de cette pure syrah, de ce Cornas 2005 du Domaine Robert Michel, le sorcier des coteaux, l’enchantent et le calment. Les notes florales délicates sont la dentelle de ce jus paisible, avant que des notes de jambon gras, d’épices douces ne se donnent. Le sang frais de cette « Cuvée des Coteaux » lui charme la bouche de sa matière dense et fluide à la fois. D’une construction d’école, longue de bout en bout, elle déverse ses fruits, son poivre et ses olives noires, puis le fumé du jambon s’y mêle, délicat et gourmand. Achille est de retour, l’amour est à rebours, rien n’est velours sauf la longue finale de ce jus du septentrion rhodanien qui lui caresse la bouche, comme jadis Sophie, de ses tannins serrés, enrobés et réglissés …

ETROPMOCONTINECONE.

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