BÊTISE ET CALISSON

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Manaa. A la manière de Arcimboldo.

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Quelque part dans l’ailleurs.

Ils avaient tous le nez collé aux larges baies vitrées.

Alignés côte à côte dans une immense salle blanche, baignés par une lumière jaune pâle très douce, des milliers de berceaux. Dans ces nacelles de bois précieux, des milliards de bébés endormis, bercés par la musique des sphères. Au-dessus d’eux, une flopée de robots, aux grandes ailes blanches emplumées, attendaient sagement que l’On décide.

Au dehors, en lévitation, entourés de vortex aux couleurs de leurs humeurs, ils se chamaillaient comme marchands au souk. Thor, le marteau à fleur de divinité, négociait avec Ahura-Mazdâ l’éclairé : “Je te laisse les bicolores, et je garde les pâles”, Zeus tonnait bien sûr, exigeait les enfants divins nés des copulations éthérées de son aréopage, ce que Jupiter contestait, en demandant que lui soient réservés les nouveaux nés, issus des orgies complexes de ses propres troupes, lesquelles troupes, aux noms près, ressemblaient assez aux dieux de l’Olympe. Alors bien sûr, entre Méditerranéens, le ton montait vite. Les vortex spiralaient à toute vitesse, s’élevaient dans l’infini des cieux, passaient du bleu nuit à l’électrique, du jaune d’or à l’écarlate, de l’albe au fuligineux, du splendide au sinistre. A l’écart, le tétragramme susurrait à l’oreille de Quetzalcóatl aux yeux furieux, lui proposant de se garder les bébés à Kipas, et de lui céder les basanés à cheveux noirs raides. L’Empereur de jade, le regard baissé, conversait, à force gestes doux, avec Buddha l’éternel souriant. Très vite ils décidèrent de se partager les jaunes aux yeux bridés.

La cacophonie était à son paroxysme. Alors le “M en U”, l’omniscient, l’omniprésent, ceLui que les hommes ne connaissent pas, du bout de Ses lèvres invisibles, souffla. Un peu. Et cela suffit pour que le silence effrayant des espaces éternels se fasse. Les avatars, que les hommes ignorants révèrent, disparurent, emportés par les vents galactiques. Puis il se retira. Nulle part. Le petit prince agita le bout de sa canne à pêche, les robots se mirent à l’ouvrage.

C’est ainsi que deux bébés furent ainsi jetés ensemble, pour la dix milliardième fois, dans le noir sidéral, sur le toboggan des naissances humaines. Sur les hauteurs d’Aix en Provence, Amandine et son époux accueillirent un petit Calisson aux yeux noisette, qui pleura, à peine quelques notes cristallines, au sortir de sa mère. Puis il sourit aux anges. Dans les faubourgs de Cambrai, Berlingot, célibataire en mal d’enfant, adopta la petite Bêtise, que sa mère, bien trop jeune pour avoir vu venir le coup, venait d’abandonner à la naissance.

Bêtise avait de grands yeux sombres, de jolies joues appétissantes, le teint clair et le sourire franc. Elle grandit aux côtés de Berlingot, qui fut un père attentionné, doux, affectueux et câlin. Quand il rentrait de l’usine, le dos fatigué, les mains gourdes d’avoir brassé de la ferraille huit heures durant, c’est avec délice qu’il retrouvait sa Bêtise, la prunelle de ses yeux. Il avait bien une liaison, discrète et régulière, avec Violette, une accorte toulousaine plantureuse, exilée dans le nord depuis toujours. Assembleuse dans une usine de confection, elle chouchoutait Berlingot, dont elle aimait le goût léger et la cambrure naturelle. Mais chacun vivait de son côté. Pas question de même risquer perturber l’enfant, aussi pratiquaient ils leurs congrès tumultueux chez l’assembleuse à la voix de Diva. Certains soirs, elle montait allègrement au contre-ut. Pour Bêtise, Violette était la Tata Violette, qui jamais ne se privait de chérir l’enfant. Tout allait pour le mieux dans le meilleur des Cambrai possibles, quand un samedi soir, au sortir d’un bal – Violette et Berlingot aimaient à longuement valser ensemble – leur 2CV, passablement fatiguée, dérapant sur un lit de betteraves écrasées rendu glissant par la pluie en cette froide nuit d’hiver, s’en alla s’encastrer sous un trente tonnes, qui passait inopinément par là. Tous deux furent écrabouillés. On eut du mal à reconnaître les morceaux et à reconstituer les corps. Comme ils n’avaient pas de famille, hormis Bêtise, leurs débris ne furent pas séparés. Ils restèrent unis pour l’éternité.

Bêtise avait dix huit ans, c’était une jeune fille épanouie, ses joues rondes, sa physionomie aimable, mettaient le sourire aux lèvres de celles et ceux qui la croisaient. Excellente élève, elle sortait de l’école avec un Brevet Bonbons, mention très bien. L’usine de Afchain – elle y avait fait un stage très probant – lui tendait les bras. Le directeur envisageait même d’en faire la mascotte de la marque, tant sa géographie vallonnée était plaisante, à donner envie de manger des bêtises. Mais la jeune fille cachait derrière son air sage, une solide envie d’aventure, la mort de son père l’avait terriblement affectée, quelque chose en elle lui souffla de s’en aller au sud, vers d’autres horizons. C’est ainsi, qu’après avoir fleuri la tombe de Berlingot-Violette, elle prit le train, pour se retrouver, avec son maigre bagage à la main, sur le quai de la gare d’Aix en Provence.

Bébé Calisson ne pouvait mieux atterrir. Entre les seins si doucement opulents de Mamandine, sa voix de tourterelle, son giron plus accueillant qu’un coussin de duvet de poussin, et la voix de basse profonde, les battoirs à faire le tour du pâté de maisons, la grande barbe noire, la gaîté, la tendresse bourrue de PaPraslin, sa vie commença sous les meilleurs auspices. Praslin tenait une minuscule confiserie, dans le laboratoire lilliputien attenant, il inventait tout le jour, concassait à la main les fèves de cacao précieux, grillait les pistaches odorantes, lissait ganaches et pralins, pesait les fruits frais et juteux du jardin, dont il extrayait de gouteux élixirs. Et tout cela finissait en gourmandises suaves, craquantes, pleines de saveurs exaltantes, qu’il montait minutieusement, pièces après pièces, belles comme des bijoux, émouvantes comme des poésies délicates, ciselées avec amour. Mais il en produisait si peu, que les gens se seraient battus pour espérer en obtenir, ne serait-ce que quelques miettes. Praslin était un souriant, sa sature de lutteur de foire cachait une âme d’enlumineur.

Très tôt, Calisson courait entre ses jambes, plongeait ses doigts dans les bassines. Le soir il arrivait souvent qu’il eût le visage, si barbouillé de chocolat, qu’il fût si crouté – ses cheveux poisseux pendaient en dreadlocks de Rasta blanc – qu’on l’eût pu croire fraîchement débarqué de Zanzibar! Avec sa tignasse de paille, ses yeux cobalt, sa dégaine de langoustine, son sourire à la Praslin, Calisson faisait fondre les cœurs de pigeon des clientes.

Une nuit de printemps, il devait avoir dix sept ans, lui qui d’ordinaire dormait comme un plomb, fit un rêve délicieux. Une jeune fille aux grands yeux noirs malicieux le regardait, tandis qu’il glissait entre ses lèvres une confiserie oblongue, recouverte d’un glaçage blanc à l’œuf. Entre les deux feuilles de pain azyme, une couche épaisse de pâte blonde fondante ne demandait qu’à être dégustée. Il vit des bulles de plaisir apparaître dans les yeux de la fille, quand ses lèvres rouges se refermèrent sur le bonbon. Puis elle passa plusieurs fois la langue sur sa bouche, en poussant un petit cri de plaisir. Ses yeux s’agrandirent, Calisson s’y noya. Dès le lendemain, il se mit à l’ouvrage sous le regard approbateur de Praslin. Il lui fallut près d’une année pour mettre au point la douceur de ses rêves, le mélange au gramme prêt, poudre d’amande, sucre, et melon confit. Les bijoux aux amandes furent parcimonieusement exposés dans la vitrine réfrigérée du magasin. Pour voir. Ils virent très vite. Au bout d’une semaine, ça sentait la castagne autour de la boutique, les gens agglutinés s’apostrophaient, d’aucuns cherchaient à tricher, d’autres prétendaient être de vrais clients “canal historique”, et à ce titre s’arrogeaient le droit de ne pas attendre des heures. Praslin n’aima pas du tout, pour que calme et sourire reviennent dans son échoppe, il refusa tout net de vendre la sucrerie de son fils. Et la foule, comme la mer après la tempête, se calma.

Calisson perdit tout entrain, il se traînait tristement dans l’arrière salle, tournait, rangeait baquets et bidons, piquait des colères solitaires, qui le voyaient donner de grands coups de pieds dans les sacs de sucre ou de poudre d’amande abandonnés. Il en vint à déserter les lieux, se mit à errer des journées entières dans les rues d’Aix.

Bêtise cligna des yeux. La lumière crue de midi était si forte, pour ses yeux habitués à la grisaille de Cambrai, qu’elle zigzaguait un peu au sortir de la gare. La main droite en visière, hésitante mais prudente, elle marchait au jugé. Elle s’arrêta près d’un poteau indicateur, pour attendre que la vue lui revienne. Le choc la projeta en arrière, le souffle coupé elle se retrouva sur les fesses, qu’elle avait bien rebondies. Calisson s’approcha d’elle, cafouilla des excuses incompréhensibles, s’avança, voulut se pencher sur sa victime,et lui écrasa l’orteil droit. Elle poussa un cri suraigu. Des passants s’attroupèrent, crurent à une agression, voulurent appeler la police. Mais Bêtise se releva, expliqua, minimisa avec humour l’incident, les gens se calmèrent. Calisson tremblait, plus il bredouillait, plus il rougissait, plus la jeune fille lui souriait. Et ce fut elle qui le prit par le bras, le força à s’asseoir sur un banc pour qu’il s’apaise !

Calisson la présenta à Mamandine. Elle la trouva charmante. Vous êtes si jolie lui dit-elle qu’on devrait donner votre prénom à un bonbon! Ce qui les fit rire de bon cœur. Praslin lui trouva une chambre de rien, et la mit au comptoir. Calisson commença à frétiller autour d’elle, à faire le beau. De temps à autre, il lui glissait un bonbon dans le bec. La petite adorait ça, elle léchait ses lèvres, tantôt rouges, tantôt vertes, tantôt bleues, qui devenaient roses, gonflées, ourlées, humides. Et le garçon, troublé, avalait sa salive en riant comme un benêt. Un jour qu’il nettoyait le laboratoire, au fond d’un placard il retrouva la dernière boite de ses bonbons mandorles. Il en prit un, demanda que Bêtise ferme les yeux, et le lui glissa lentement, tout entier, dans la bouche. Quand elle rouvrit les yeux, il y vit pétiller des bulles de plaisir. La dernière bouchée avalée, elle se pourlécha consciencieusement. Calisson ne voyait plus que ça, cette langue qui tournait, cette bouche souple qui s’entrouvrait, ces grands yeux noirs qui l’avalaient, ces seins qui se soulevaient, cette blouse qui gonflait. La tête lui tourna. Mais déjà Bêtise était sur lui et l’embrassait à pleine bouche. Elle avait goût d’amande et de melon …

Le lendemain Hitler envahissait la Pologne. La nuit suivante l’étoile polaire ne parut pas. Quelque part dans l’ailleurs, les robots aux grandes ailes blanches emplumées, inlassablement, déposaient délicatement les couples de bébés sur le bord du toboggan.