SAGESSE ET BEAUTÉ.

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Walter Gramatté. La grande peur. 1918.

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Sa canne à pêche plongeait toujours dans le vide intersidéral et son bouchon de pur diamant flottait, immobile, dans le néant. Mais le petit prince avait déserté la branche droite de l’étoile polaire, une envie subite d’aller faire un tour sur Sirius l’avait éloigné de son logis. Sirius, il y avait trimé tout à la fin de ses pérégrinations, avant que le « M en U » ne le garde près de lui. Il avait durement travaillé pendant des millénaires avant qu’il fut autorisé, la boucle étant bouclée, à quitter le chemin scabreux qui mène à l’immortalité. L’étoile la plus brillante de la Constellation du Grand Chien avait été le théâtre subtil de son ultime incarnation. Ses dernières expériences, dans cette atmosphère plus brûlante que la lave de mille millions de volcans éructant, avaient été terribles, émouvantes et définitives. Sirius le centre, le coeur, l’athanor, le sommet du « M en U » a de tous temps, des plus reculés aux plus contemporains, tenu une place importante dans les mythologies, les sociétés secrètes, les écoles de sagesse de toutes « obédiences ». Dans le symbolisme, cet alphabet mystérieux donné aux hommes pour les aider à appréhender, un peu, par intuition plus que par raison, le sens des épreuves qu’ils ont ou auraient à traverser et à comprendre, Sirius a occupé et occupe toujours une place essentielle, pour ne pas dire primordiale. Car Sirius, soleil spirituel invisible derrière le soleil physique, est le lieu du passage.

Le petit prince aimait particulièrement Sirius, il adorait y baguenauder, au plus près des très hautes vibrations du « M en U ». La lumière que dégage cette étoile géante, face à laquelle Phoebus n’est qu’un nain, aurait atomisé l’humain de chair ordinaire, mais pour un avatar de deuxième catégorie comme l’enfant translucide, elle n’était que douceur. Les vents incandescents qui s’y affrontaient auraient momifié dans la seconde le plus intrépide des cosmonautes, mais pour l’enfant fragile ils n’étaient que zéphyrs.

Or donc le petit prince planait dans l’intolérable atmosphère de l’étoile, il filait bien au-delà de la vitesse de la lumière, apparaissait ailleurs quand il était encore là, car il avait, entre autres merveilles, le don d’ubiquité. En fait il venait visiter les rares âmes qui terminaient ici leurs périples. Sur Sirius ils soldaient leurs comptes et subissaient les dernières épreuves avant de changer de nature et d’accéder à la première hiérarchie supérieure, celles des « Anges gardiens » selon la terminologie humaine, ou pour le dire autrement, celle de la quatrième branche du chandelier. Sirius n’avait rien à voir avec la densité terrestre, c’était une boule de gaz, qui n’avait donc pas de sol, une mince couche d’atomes argentés lui tenait lieu de croûte, une pellicule si lumineuse qu’un soudeur confirmé y aurait succombé et la moindre fourmi l’aurait traversée à peine aurait elle atterri.

Sagesse le belle, drapé(e) dans un vortex rouge feu, tournoyait sur (lui)elle-même, Beauté la magnifique, tapi(e) au centre d’une sphère verte rutilante, louvoyait entre les langues d’énergie pure qui jaillissaient du coeur de l’étoile en fontaines d’un bleu cristallin. Oui le langage humain peine à dire qu’ils étaient masculins/féminins à parts égales, amour et haine indistincts, splendeur et laideur embrassées, assumées, dépassées. Ils n’étaient plus qu’esprits débarrassés des contingences et leurs derniers atomes grossiers crépitaient avant de disparaître en fumée sous les ardeurs réitérées de Sirius la purificatrice finale. Dans leur dernière ronde expiatoire les âmes en partance se frôlaient, s’accouplaient parfois d’étrange façon. Entre les parois en continuel mouvement de leurs véhicules immatériel, le petit prince entendait leurs chuchotements. Ils parlaient déjà la haute langue, informe aux oreilles des mortels, la langue qui précède le silence de la compréhension totale, la langue de l’éternité à venir, cette langue insonore, somme de toutes les musiques, de toutes les sciences, de toutes les pensées et bien plus encore, la langue de la fusion définitive. Et cet aboutissement post atomique enchantait l’enfant radieux. Déjà, il le savait, Sagesse et Beauté dont les perceptions s’affinaient, pouvaient par instant l’apercevoir. Alors la musique des sphères, l’inaudible mélodie, les unissaient en félicité. Quelques secondes, avant que l’éternité ne s’installe, ils riaient d’un seul rire et les étoiles les accompagnaient en clignotant.

Et Sirius palpitait comme un coeur d’opale, et les vortex dansaient, et l’enfant fragile battait la mesure en les accompagnant du bout de l’âme, son enveloppe rutilait, et de son regard pur jaillissaient en gerbes multicolores des arcs-en-ciels de pierreries qui cliquetaient délicieusement, et le Grand Chien étincelait plus encore qu’à l’habitude dans les profondeurs insondables de l’espace.

Par instant sur les robes mouvante des êtres en mutation les visages qu’ils avaient portés durant leurs périples, apparaissaient, flamboyaient et s’évanouissaient tout à tour. Sur la soie diaphane de Beauté, Florentine, Lui, Zanca, Wahiba, Jézabel, sur l’organsin moiré de Sagesse, Ysoir, Thibault, Béranger, Hellgerd, Hector et d’autres encore, irradiaient, pulsaient, avant de s’éteindre pour que d’autres s’allument. Leurs visages apaisés avaient la beauté des statuaires anciennes, ils ne souriaient pas mais leurs douleurs s’en étaient allées.

Hector se réveilla en sursaut, le corps en sueur mais l’âme en délices. Rêve ou cauchemar, il ne savait pas. Sagesse, Beauté, Sirius, petit Prince, « M en U » ?! Pourtant quelque chose en lui souriait.

Jézabel avait traversé les mêmes étranges eaux, entre veille et sommeil, très loin, mais en même temps que Hector dont elle ignorait l’existence et réciproquement. Tout comme le garçon perdu quelque part dans le bush australien, la jeune femme, allongée nue dans la nuit douce, du côté de Saïpan, la plus grande des îles Mariannes, était troublée par cet étrange caucherêve effrayant. Elle était partie pour un tour du monde très particulier. Comme ça, un soir de grisaille suicidaire, l’envie lui avait pris de traverser, éprouver, ressentir les monstruosités perpétrées par les hommes au cours des âges et dans tous les cloaques du monde En cette année 1933, certes elle ignorait ce qu’un avenir proche réservait à l’Europe, le monstre pointait à peine le bout de sa folie, mais l’histoire de l’humanité avait déjà été si riche en crimes atroces qu’elle avait largement de quoi remplir son année. Et se dire que somme toute, sa vie larmoyante était paradis comparée aux enfers visités. La veille elle s’était penchée au bord de la falaise, là où onze ans plus tard plus de mille civils japonais, fuyant l’avancée des Marines américains, se jetteront dans le vide. Les Mariannes, elle les avaient choisies, entre deux abominations, pour se reposer un peu. Elle se demandait bien pourquoi ces falaises, au bas desquelles la mer rugissait sous un très fort vent, l’avaient attirée. Sous les rafales qui remontaient les embruns de plus de cent mètres, des embruns qui lui fouettaient le visage et lui salaient les lèvres, elle avait été prise d’une inexplicable nausée et il s’en était fallu de peu qu’elle ne saute dans le vide. Les yeux grands ouverts dans la nuit tiède, elle se dit que ce songe bizarre était à la mesure de qu’elle avait ressenti au bord du vide, en haut des falaises. Et cela la rassura.

Hector, complètement réveillé, était sorti de sa tente. L’aube nappait de gris pâle l’horizon désespérément vide. Seuls quelques arbustes rabougris, accrochés à la peau du bush comme des tiques au cuir d’un chien, rompaient à peine l’aridité plate du paysage. Quand il se passa la langue sur les lèvres, il fut surpris par les cristaux de sel qui craquèrent sous ses dents. Au même instant une bourrasque soudaine traversa le bush et lui embruma le visage. Et sur l’horizon qui orangeait maintenant, il crut voir passer une île du Pacifique, ses nuages de coton effilé et ses falaises abruptes. Le jeune ethnologue se demanda s’il ne perdait pas la boule.

Dix ans plus tard, une pluie d’obus écrasait Le Havre. Hector et Jézabel mouraient serrés l’un contre l’autre, fous d’amour et morts de peur. Amour et peur se décuplent l’un-l’autre. D’origine juive tous les deux, ils s’étaient rencontrés un mois auparavant sur une route de campagne, alors qu’ils fuyaient Paris, les rafles sauvages et les loups gris.

Les temps parfois se télescopent étrangement. Les êtres toujours ignorent ce qu’ils sont, où ils vont, ce qu’ils veulent et ce qui les attend le long des arcanes du temps …