LA CHATTE DE MON VOISIN…

 Bastet revisitée…

Sabatino lève la tête quand il monte l’escalier, à l’assaut, comme un vieil hussard flétri.

A se luxer les cervicales. «Hélicoïdal», ce mot lui vient à l’esprit, chaque fois qu’il pousse ses mollets maigres dans l’escalier. Ça l’envole, ça le met en lévitation, ça le charme, ça l’enchante, parfois même, ça lui donne une petite érection. Furtive, douce, intellectuelle… Marche après marche, il gravit son Golgotha, tous les jours, enfin, tous les soirs, en rentrant du boulot. Sa nuque raide le fait souffrir à chaque fois, mais tant pis, il lève quand même la caboche, stoïque comme un Épictète modeste, obsolète, ringard, hors course. Pas une Sophia à se mettre sous la dent, que dalle, le néant, la solitude, le soliloque, le sinistre vide couilles des soirs blêmes. Il bute régulièrement sur la troisième marche, fléchit sur ses quadriceps malingres, mais se redresse au prix d’un effort qui le mange. Sa nuque n’a pas ployé pour autant, hypnotisé qu’il est par l’axe de l’escalier, qui monte droit au sommet de l’immeuble, tandis que s’enroulent, en spirales parfaites, les cercles de métal aux airs penchés, striés d’escadrins, comme la flèche centrale d’un nautile fossile.

La perfection du colimaçon, l’enchante.

A sa façon, Sabatino est un céphalopode. Comme le nautile, il est solitaire, caparaçonné, il vit dans la chambre du haut, juste après que la dernière volée de marches lui ait mis le cœur dans la bouche, grande ouverte, respirant comme un aspirateur fou, la suée au front, et le dos trempé. La jambe tremblante, il agrippe la rambarde de ses doigts blancs et minces, et penché au dessus du vide, il repart à nouveau, tout là-bas, dans les Fidjis, tandis qu’il halète, le regard fixé sur l’axe de cuivre patiné qui plonge dans le vide, piqué de ses arcs de bois parfaitement ordonnés. Souvent, à ce moment de sa journée, il pense à sauter par dessus le garde-fou, vers l’Australie…. Remis de son chemin de croix, Sabatino glisse la clé dans la serrure, d’un mouvement doux, presque retenu. Derrière la porte, assise comme un culbuto sur son large cul, Jeannine, sa compagne, l’attend. Il fait silence avant d’ouvrir, histoire d’entendre le doux ronronnement de la bête, ce chant familier, quotidien, qui finit d’apaiser son mauvais cœur de poulet de batterie, martyrisé par la montée des degrés. Le pêne grince, comme le souvenir mortel qui le taraude nuits et jours. Chaque fois qu’il pousse le vieux battant de bois de la porte qui mène à son enfer paisible, il la voit la Jeannine, telle qu’elle était. Ses cheveux courts, son sourire d’amour tendre, la ligne gracieuse de ses hanches douces, ses cheveux en queue de canard, soyeuse mais drue, derrière sa nuque gracile, qu’il aimait plus que tout à pénétrer d’un doigt léger, pendant qu’elle lui parlait, ce babil doux qu’il n’écoutait pas, tant il dégustait, se repaissait, se roulant dans la houle de bonheur qui le submergeait à chaque fois.

A ce moment de la journée, ses yeux de chair défaillent et son troisième œil, celui des amours mortes, perce la matière dense de la réalité obtuse. Il croit léviter et touche au sanctuaire précieux des heures anciennes. Elle est là, tapie dans le temps arrêté, hologramme vibrant, vivante, la sorcière qui lui a lui vidé l’âme à tout jamais. Dans les rides tourmentées qui lui enfoncent les yeux, au coin de son orbite flasque et rougie, une grosse perle de phlegme, fragile comme un pleur honteux, ne roule pas. Puis le mirage récurrent se brouille, la matière reprend ses droits, l’amour de sa vie disparaît. Face à lui Jeannine la dodue, enroulée dans son épais manteau roux, rayé d’ivoire natif, le regarde fixement. Elle sait, elle a toujours su. Son œil vert mort d’amour comprend et cligne, complice. Un seul miaulement, bref et doux, venu du fond de son pelage, comme un reproche compréhensif, l’accueille. La chatte sait son malheur. Magnanime, elle lui pardonne son égoïsme aveugle, qui la voit si peu. Chatte n’est pas jalouse, elle est boule et muscles tendus à la fois, elle passe de l’extrême tension, au relâchement instantané. En une fraction de seconde. Jeannine est pleinement vivante, changeante comme un ciel sous le vent, simplement. L’instant d’après, elle est chairs apaisées bourdonnantes.

Sabatino s’écroule toujours d’un coup, pas comme le mur de Berlin. Il se liquéfie, sans plus de forces, dans le sofa verdâtre, qui l’absorbe comme une pieuvre décomposée, et sur lequel, toutes les traces de sa vie gluante s’étalent multicolores, depuis qu’il a déchiré tous les calendriers. Sur une caisse de bois retournée, sa montre, au verre brisé, disparaît sous une crasse, grasse de poussière et de vin séché. Son désespoir, constamment, l’écrase. Il pèse, lourd, froid, côtes rompues et désirs disparus. Réservoir vide, moteur éteint, culasse grippée. Derrière son visage de cire tourmentée, l’hébétude lui serre les os, comme l’eau d’un lac gelé. Alors Jeannine s’approche et le regarde, les jarrets ployés, la tête perdue dans la fourrure, attentive et patiente. Telle Bastet la discrète Egyptienne, elle est joie et chaleur constante, hiératique, éperdue. Sabatino bat furtivement des paupières, c’est le signe. Elle bondit souplement sur sa poitrine qu’elle recouvre largement, pattes écartées, museau enfoui comme pour un baiser, dans l’échancrure de la chemise, souillée par trop de chagrins, arrosés à s’arracher la vie. Jeannine est un kalanchoe vivant. Comme une éponge de fourrure aimante, elle absorbe et transmute les souffrances qui rongent la vie de son amour humain, elle est l’acide bienfaisant qui le délivre, le temps que le temps s’arrête, un peu. Il dort, entre parenthèses, muscles dénoués, apaisés. Son haleine puante agite les moustaches de Jeannine, comme un pet putride qui se serait trompé de chemin. La nuit absorbe la ville. Par la fenêtre, les battements électriques d’une enseigne qui bégaie en grésillant, strient le visage ivoirin de l’homme sidéré. La lame bleue, froide et têtue, arrache à ses yeux éblouis qui ne se ferment plus, une douleur irradiante qu’aucune larme ne vient plus calmer.

Puis la minette, rassasiée de nuages noirs, s’en va plus loin, libre, la queue ondulante, laissant sur la poitrine de Sabatino sa trace invisible. Le froid monte et submerge bientôt ce dernier îlot de tièdeur nourrissante. Alors viennent les raideurs craquantes et les saignements impromptus du corps en détresse. La mollesse le gagne, l’engourdit de ses charmes vénéneux, son corps affaibli se crispe, le forçant à se réfugier dans l’inexpugnable donjon de ses souvenirs immuables. Sabatino n’est plus qu’un corps mourant, au creux duquel, dans les profondeurs satinées d’au delà des apparences, brille encore, lumière infime, la mèche opiniâtre, rebelle et fragile, d’un espoir insensé.

Oui, il s’accroche de toute sa volonté restante, au mépris de la vie qui le fuit en rigoles écarlates, à la croyance impossible, au retour possible de l’amour de sa vie. Derrière la basane ivoirine de sa peau racornie, il respire, à petites goulées prudentes, immergé dans son âme recroquevillée, au fond, au fin fond de sa conscience intacte. La Charogne entropique le guette, prête à bondir, qui suppute un renoncement imminent. Mais il la connaît cette Garce goulue, cette Parque patiente, cette Camarde retorse; et son sourire, aux crocs jaunis par les viandes tuméfiées, qu’elle se complait à écraser, lentement, en bulles grasses, pour en faire jaillir les humeurs putrides dont elle aime à se gorger. Intérieurement (in petto, one more) Sabatino sourit. L’antidote, le jus de vie qui repoussera encore un peu, cette garce des ténèbres à l’affut, est prêt! Il est là, brillant du rouge incarnat des vignes, qui palpite à son côté. Le diamant pur du verre miraculeusement immaculé, contraste avec la sordidité ambiante. Une lumière bilieuse perce à peine la paroi souillée de l’unique ampoule, qui pend du plafond, comme un chancre à point. Par les fentes des fenêtres disjointes, un filet du blizzard glacial qui souffle en ce début décembre, joue avec la cloque phosphorescente qui balance au bout de son fil tordu, comme un pendu en loques à Montfaucon. Le halo conique de lumière cireuse dessine dans la robe du vin des arabesques délicates, qui mêlent aux ondulantes lueurs carmines, des grenats sombres, profonds comme le regard furieux d’une panthère en chausse-trape.

Un jour ancien, tout proche pourtant, il rencontrait J.P Charlot, impressionnant sumo vigneron, dans sa cave de Volnay. Lui, petit patachon vif-argent et l’imposant double-pattes, s’entendirent comme larrons, entre les bouteilles généreusement ouvertes. Jeannine, bouche bée, les écoutait ferrailler habilement, verbe haut et regards complices. Sur sa joue, tandis qu’il s’agitait, il sentait la chaleur douce de son regard noisette-pistache grillée. Tout cela surgit, entre deux secondes, du verre qui tremble convulsivement, au bout de sa senestre froncée. La vigueur et l’envie lui reviennent un peu, il se redresse, regarde le disque parfait du vin ridé par sa faiblesse, et ferme les yeux. L’effluence de pureté le frappe, ce fumet sans odeur qu’il a toujours recherché, et rarement rencontré dans les verres, est là. Oui, ce «parfum» inexistant, cette idée abstraite mais vivante, qui, de son aile si subtile, ordonne les fragrances à venir, les rassemble sans les mélanger, les fond «démocratiquement» dans un parfait équilibre olfactif, EST LÀ! Sous sa baguette invisible, montent en légions, touches de cerise au kirsch, arômes de fruits rouges en compote, senteurs de réglisse en bâton, fumets de poivres frais concassés. Petits bonheurs, furtifs, d’une rare intensité pourtant, comme si la vie lui ranimait l’esprit et lui rapetassait le coeur.

Au coin opposé de la pièce, Jeannine, en boule, extatique, sphinx rasséréné, ranime son basson profond.

Sabatino prend son temps, savoure ce moment – précieux comme le sourire si tendre dont elle l’enveloppait – qui anesthésie son inextinguible peine. Le sourire, qui étire ses lèvres, gomme les outrages de son visage ravagé, que le meilleur scalpel ne pourrait ragréer. Derrière ses paupières closes, brille l’éclat d’une joie. Dans le petit matin d’un été chaud d’antan, il glisse sa menotte dans la main chaude de son père… Enfin, ses lèvres accueillent le buvant du verre, qui tinte sur ses dents, tant sa main trémule. Une gorgée de ces jeunes «Épenots» roule, fraîche comme fruits de printemps, dévale la pente râpeuse de sa langue sêèhe, bute sur le fond de sa gorge et revient, comme un reflux gourmand, s’étaler et oindre son palais. La matière du Pommard 2008 s’ouvre et lâche ses fruits rouges en tresse, son cuir frais et sa jeunesse, puis enfle et lui emplit la bouche de tendresse liquide, comme si les forces telluriques, inondaient son corps flasque d’énergies bienfaisantes. Proches de Beaune, les Épenots sont enjôleurs… L’adolescence du vin, généreuse, l’emberlificote dans sa pureté élégante, sa tension, et sa force encore contenue.

À l’avalée, le vin glisse, soyeux, sur ses imperceptibles tannins lisses, et renvoie Sabatino à son Karma.

Le vin fait jouvence. Souvenir fugace, l’enfançon qu’il fut, pousse le bout d’un sourire…

Mais le verre vide, glisse, échappe à ses doigts morts, et se brise en miettes de diamants, sur le sol froid, tapissé d’immondices. La Faucheuse, au fond de la Géhenne, patiente, roucoule avec Dieu

ECAVEMONETICACODASNE.