ELLE ET LUI.

julios pomar l etonnement

Julio Pomar. Etonnement.

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Ils n’avaient pas de noms. Rien. Seules leurs odeurs les distinguaient des autres animaux.

Le vent soufflait en rafales brûlantes sur leurs nuques sales. La femelle était sèche et brune, plantée sur deux jambes à la musculature fine et endurante. Sa peau mate et glabre se confondait avec les fourrures d’ours brun qui la recouvraient en bandes rudimentairement cousues, et serrées au plus près par d’épais tendons dilacérés. Deux yeux lavande trouaient étrangement sa face crasseuse à moitié dissimulée par l’épaisse broussaille auburn de ses cheveux en bataille.

Ils s’étaient rencontrés un soir de grand froid, ils erraient à la recherche d’un abri. La grotte, qui s’était révélée à elle au détour d’un buisson épineux, l’avait sans doute sauvée ce soir là d’une mort certaine, alors qu’elle grelottait sous la neige collante qui tombait du ciel noir. Les épaules courbées et les genoux remontés sous le menton, elle s’était blottie tout au fond de l’alcôve de pierre poussiéreuse, quand un souffle rauque l’avait mise en panique. Lui s’était arrêté devant elle comme un chien de plaine devant une proie, il avait poussé quelques cris graves, puis s’était accroupi un moment à ses côtés. Elle s’était calmée, l’homme près d’elle ne sentait pas la mort, et l’odeur qu’il dégageait l’apaisait plutôt. Quand elle poussa une série de petits cris doux en se poussant un peu, il se laissa couler contre elle. Ils partagèrent leur peu de chaleur. Elle mit ses mains autour du torse de ce vivant qui lui tournait le dos, puis elle les glissa sous les fourrures jusqu’à sa poitrine. Lui ne broncha pas. Sa respiration régulière la calma complètement. Leur première nuit fut longue, éprouvante, ils souffrirent de la faim et du froid, mais à deux ils survécurent. Le lendemain, l’air était vif mais le ciel avait la couleur pure des premiers matins du monde, un bleu profond, lumineux, radieux qui inondait les terres alentours. Le paysage, uniformément blanc, étincelait. Naturellement, ils ne se séparèrent pas. S’ils avaient voulu parler, ils n’auraient pu le faire. Ils ne purent que grimacer en taisant leur agressivité naturelle. Mais ils surent très vite qu’ils chemineraient ensemble.

Au début il marchait devant elle, mais depuis peu il la préférait à son côté. A eux deux, épaule contre épaule, constamment aux aguets, ils fouillaient sans cesse le mystère du paysage devant eux. Tout était découverte, tout était menace. De temps à autre, il se penchait vers elle, grognait doucement et la reniflait bruyamment, puis son corps se tendait quand il se retournait inquiet. Le danger arrivait toujours de l’arrière. Le mâle tenait un épieu durci au feu et portait à la taille une hache de silex grossièrement taillée. C’était un être râblé au torse massif monté sur deux jambes puissantes. Ses épaules compactes roulaient en cadence, son pas était pesant et son buste à demi voûté le poussait vers l’avant. A intervalle régulier, il levait la tête et reniflait, à la recherche d’une odeur connue. Rien ne les différenciait de loin. Il aurait fallu s’approcher ras museau pour distinguer le mâle de la femelle. Avec leurs grosses pelisses sombres qui gommaient les formes, on les aurait crus asexués. Le primate avait une trogne à faire peur, de petits yeux noirs rapprochés, le visage aux trois-quarts mangé de poils noirs, il était hirsute, sa bouche proéminente aux grosses lèvres craquelées recouvrait à moitié quelques dents déjà gâtées. Chaque heure de leurs vies promises à être courtes, chaque combat pour survivre leur mangeaient le sang. Et ces deux tiques là tenaient bon.

C’était au plus fort de l’été. La savane touffue s’étendait devant eux, les herbes hautes leur arrivaient à la poitrine et les épines des acacias nains dissimulés par le manteau roux de cette végétation exsangue leur déchiraient les jambes. Ils gémissaient tous les dix pas, la soif leur brouillait la vue et leurs forces déclinaient quand tout à coup, sur leur gauche, les graminées se mirent à chanter en ondulant. L’homme se ramassa sur ses jambes en poussant un cri venu du fond du ventre, il brandit son épieu vers le sillon qui allait en s’élargissant droit sur eux. Le phacochère géant qui déboula n’eut pas le temps de grouiner. Deux fois l’épieu lui déchira le poitrail et la hache de pierre se piqua dans son flanc. A l’écart, à peine, la femelle se mit à sauter sur place, puis en tous sens. Elle poussa des cris aigus, désarticulés, déchirants, entrecoupés de sanglots de joie quand la bête mourut, le groin enfoncé dans le sol pourtant dur, couinant et frémissant de toutes ses soies. Le sang giclait de sa jugulaire crevée, la terre le recevait comme une bénédiction. Pourtant en ce temps là Dieu, ni même l’idée de Dieu, n’avait pas encore traversé le cerveau reptilien des quelques hominidés disséminés en groupuscules disparates sur la surface sauvage de la terre. L’homme soupira, leva les bras au ciel, sans un cri son corps se détendit une seconde, il se tourna vers la femelle en lui montrant le metridiochoerus terrassé à ses pieds. Ils se mirent à grogner tous deux, une grimace les unit un instant. Ce soir, ils mangeraient. Ils dévorèrent autant qu’ils le purent, ils s’endormirent dans la chaleur réconfortante des graisses.

Le Dents de Sabre lui tomba sur le dos et le fit fléchir, il avait suffit d’un instant d’inattention. Ses jarrets le maintinrent debout, ses bras, levés au dessus de sa tête s’enfoncèrent dans la toison butyreuse du lion, il tira de toutes ses forces en se baissant pour se dégager de l’emprise du fauve. Ils tombèrent, l’homme roula sur lui-même, le lion boula et l’une de ses longues canines, enfoncée dans son trapèze gauche, le déchira en se dégageant, tandis que l’autre dague d’ivoire lui griffait profondément la poitrine. Un voile vermeil recouvrait son dos et son torse, la tête lui tournait, il lança mollement son épieu éraflant à peine la bête qui faisait volte face, il voulut aussi jeter sa hache à la tête du monstre, mais elle ne put que tomber entre ses pattes. Sa compagne hurlait en crachant et trépignant sur place, peur et rage mêlées. Le lion fit un pas vers l’avant puis, inexplicablement s’enfuit, queue basse, le ventre rasant le sol, en se coulant entre les hautes herbes. Elle s’agenouilla près du blessé qui bredouillait en bavant, assis, les yeux à demi fermés, le corps écroulé, une main accrochée à son épaule saignante. Entre ses gros doigts crispés sur ses chairs ouvertes, la vie rouge, odorante, filait en silence. La femelle se tordait les mains, passait de gémissements plaintifs en longs borborygmes inarticulés. Puis elle se leva et traîna l’homme dans la savane. Elle avait aperçu au loin, un arbre isolé. Le mâle était de plus en plus lourd, ses pieds avaient du mal à suivre le pas pourtant lent de sa compagne. Ils s’arrêtèrent à plusieurs reprises, et le soleil était proche de se coucher quand ils arrivèrent au pied de l’arbre. Une brise légère s’était levée et les herbes agitées jouaient avec la lumière rasante. Elle aida le blessé à s’adosser au tronc après avoir vérifié qu’aucun danger à fourrure ne se dissimulait dans le feuillage. Puis elle lui parla doucement et ses yeux lui dirent sa peine, des larmes grasses traçaient des rigoles claires sur la crasse de son visage, le bleu de ses iris, lavé par son chagrin, étincelaient comme jamais. L’hominidé la regardait sans broncher mais tressaillait et grimaçait à intervalles réguliers. L’ombre du sourire qu’il s’efforçait de lui donner avait du mal à éclairer sa face terreuse. Puis la femelle se leva et s’éloigna lentement en moulinant force signes apaisants. Le nez à terre elle scrutait le sol, se baissait régulièrement pour arracher des touffes d’herbes vert bronze, mates, grasses, plus petites et plus épaisses que les autres, à peine visibles dans la broussaille. Quand elle revint au chevet du blessé, il ne bougeait plus et respirait à peine. Assise à son côté elle se mit à mâcher les feuilles de sa cueillette. Au fur et à mesure, elle enduisait de salive verte la blessure, puis elle enfonça dans la plaie purulente la pulpe qu’elle avait accumulée dans ses joues. L’homme poussa une série de cris à peine étouffés mais il ne se défendit pas. Puis elle se balança devant lui en chantonnant.

La nuit tomba, lourde, frémissante. Seul le ciel clouté d’étoiles distillait un peu de paix. Elle s’endormit, épuisée. Un feulement réveilla la femelle, l’aube revenait sur terre et teintait le ciel vide de lueurs bleues et roses. L’air était doux, pur et parfumé, elle eut envie de ronronner. Elle se retourna, le visage gris du mâle ne la voyait plus, ses yeux grands ouverts, éteints, déjà glauques n’avaient plus de regard. Son visage tordu par la souffrance ressemblait à un masque de terre craquelée. Elle toucha son épaule et le corps raidi tomba sur le côté. Elle se jeta sur lui et le secoua longuement en balbutiant des mots de salive, mais il était si mort qu’autour de l’arbre on entendait déjà tourner les nettoyeurs. Et la peur lui serra la gorge, la poitrine, le ventre. Elle urina longuement sous elle. Le regard fou, la femelle se tournait de tous côtés, le danger était partout, sournois, elle le sentait, multiforme, qui l’encerclait lentement. Sa gorge éclata comme une grenade mûre sous les crocs d’un tueur, si rapide, qu’elle ne le vit pas venir. Le sang fusa de son nez, de ses artères arrachées, ses yeux se révulsèrent, elle mourut en souriant, soulagée de quitter la terreur. Elle tomba sur le cadavre de son compagnon, son sang avait dessiné une peinture de guerre sur le visage figé de celui dont elle avait à peine pu partager l’existence. De la savane jaillirent en foule des bêtes affamées qui se battirent sur les dépouilles. Haut dans le ciel, de grands oiseaux tournaient lentement …