LE NIL EN GOUTTES D’OR…

«Cette roue sous laquelle nous tournons

Est pareille à une lanterne magique.

Le soleil est la lampe; le monde l’écran;

Nous sommes les images qui passent.»

Rubaiyiat of Omar khayyâm.

Amonnakht.

Aussi brutalement que s’abat le faucon, la nuit tomba sur Deir El-Médineh. Amonnakht regagnait sa maison à petits pas rapides. Il était épuisé par sa longue journée. Amenhotep 1er commandait que l’on construise son tombeau. Le fils d’Amon-Ré avait parlé, il fallait que l’Égypte s’empresse de le satisfaire pensait-il, tout en se protégeant du vent de sable qui montait en courtes rafales cinglantes. Le désir de Pharaon avait suivi les méandres complexes d’une administration que nul n’était en mesure de comprendre. Osiris peut-être, se dit l’artisan en souriant intérieurement. Hors les Dieux omniscients, personne ne lui expliquerait jamais comment l’ordre Royal était arrivé jusqu’à lui. Il ne comprenait toujours pas, lui qui n’était rien qu’un petit artisan… Certes il était apprécié de tous. La précision de son travail et l’originalité de ses plans étaient connus aux alentours et jusqu’à Thèbes, mais Pharaon !!! On disait que le Roi était faible, que sa santé déclinait. Il fallait que tout soit prêt à temps. Deux fois déjà il avait du faire abattre l’édifice, qui sortait pourtant de terre d’une bonne brasse. On avait soudoyé ses chefs d’équipe en leur vendant un mauvais sable sans qu’il ne s’en aperçoive, pire les fondations avaient été tronquées!!! Le problème était là, les hommes n’étaient pas fiables. Amonnakht referma la porte sur sa solitude inquiète. Il s’allongea sur le battant de cèdre qui supportait sa couche. L’odeur parfumée du bois l’emporta dans ses vignes du delta. Il ne dormait ni n’était éveillé. Son âme nostalgique filait à la vitesse d’un rapace en chasse par delà villages et déserts. Les vignes apparurent irradiées par le bronze en fusion de Ré. L’astre divin plongeait déjà dans les eaux sombres du fleuve sacré et faisait naître sur les ondulations de l’eau de longues flammes qui roulaient, rafraîchies par la brise marine puis s’en venaient mourir dans les tiges serrées des massifs de papyrus. L’air sonnait de leurs chants crissants. Amonnakht soupira, ses muscles se dénouèrent tandis qu’il caressait du bout de l’index le grain gonflé de vie d’un raisin. Dans l’obscurité de la cave les jarres alignaient leurs cols effilés le long des murs de terre sèche. Son nom et celui de sa vigne étaient gravés dans l’argile cuite de chacune des amphores. Les jus, aiguisés par le mélange d’épices dont il gardait précieusement le secret, régaleraient sous peu les palais précieux de Pharaons et de sa cour. Demain serait un autre jour.

Il s’endormit sur son bonheur fragile.

Jean de Salerne.

Ce jour de l’an neuf cent trente huit, Jean rencontra Odon de Lagéry à Rome et sut que tôt ou tard il le suivrait à Cluny. En ces temps là pourtant, les voyages étaient longs, rares et harassants. Leur rencontre, il le croyait fermement, Dieu l’avait voulue… L’abbaye de Cluny n’avait alors qu’une trentaine d’années. C’est en débouchant du dernier virage au sortir de la forêt, que Jean l’aperçut au fond de la vallée noire. Les douze moines de la première heure, emmenés par Bernon l’abbé fondateur, avaient bellement et durement travaillé, édifiant cette abbatiale sur les terres du généreux Guillaume III d’Aquitaine dit «Le Pieux». La petite abbaye était un pur joyau Roman. D’emblée Jean avait voué une sainte admiration à Odon fin lettré, grand lecteur de Virgile et musicien qui composait en ces lieux ces chants psalmodiés qui allégissent les prières. Il voyait en son «Rex Christe» un moyen de laver les âmes et d’en expulser les mauvais désirs. Sans le savoir il préparait les chefs-d’œuvre Grégoriens. Jean s’installa et ne quitta plus Odon. Les règles de Saint Benoit étaient strictes. Jean s’y adapta peu à peu. Travail et prière au long des jours, forgèrent son âme qui se dégagea des vanités de l’ego. Il apprit à se taire, à user avec parcimonie de la puissance du verbe, à nuancer sa pensée comme ses propos. Ceux qui l’avaient connu jeune et fougueux n’auraient pu le reconnaître tant il changeait. Même sa voix s’était calmée. Lui qui avait aimé tonitruer dans les tavernes s’exprimait maintenant d’une voix douce, une voix de sacristie qui frisait parfois la componction. La prudence était sa seule maitresse et son ton cauteleux servait à point sa finesse d’esprit qui faisait merveille quand il fallait servir la Réforme qu’Odon menait, d’abbayes en couvents. Il s’attela à la préparation de la «Vita Sancti Odonis» qu’il écrirait à la mort d’Odon. Chaque jour entre les huit temps de la liturgie des heures, des Vigiles aux Complies, il notait scrupuleusement,chaque mot, chaque acte saint de l’Abbé comme un hagiographe zélé. Il ne s’accordait que le répit du travail manuel qui commençait juste après les Laudes, quand les lumières rasantes du point du jour enflammaient les champs alentours. Sans qu’on ait à le lui imposer, il s’était spontanément attaché au service de la vigne. Dieu lui demandait de veiller au Saint Sang de la communion. Il y excella bientôt et vécut au pied des ceps d’intenses extases, que prolongeaient en douces rêveries mystiques le chant des psaumes tout au long des heures. L’hypocras de l’antique, sucré et épicé, il l’épura et en fit un nectar aérien. Le sang de la terre que les hommes avaient épaissi devint le Sacrifice de Christ, qui brillait, comme le rubis écarlate du Sang Divin dans le calice de bois brut des offices. Le vin frais transmué, se fondait aux scansions languides de l’incipit du Rex Christe en une alchimie éthérée. Transporté, il se prosternait aux portes du Royaume radieux, l’âme à la fois humble et fiévreuse.

Jean était à jamais aux anges.

Aymeric.

Sous les murs de Saint Jean d’Acre Saladin songeait. En ce mois d’Août mille cent quatre vingt neuf, le soleil écrasait la ville de toute sa puissance estivale. La chaleur était extrême. La ville serait prise et maintes fois, avant que le Sultan ne cède aux attaques des Croisés de Philippe Auguste.

Bien loin des sables brûlants du Royaume de Jérusalem, au pied des collines verdoyantes du Sancerrois, Aymeric s’affairait aux champs. La pluie avait cessé en ce mois d’avril. Appuyé sur sa bêche, il suivait du regard le vol lent des escadrilles bruyantes que les oies formaient en remontant du grand Sud. Il aurait aimé être un de ces oiseaux migrateurs, libres de toutes contraintes féodales qui survolent le monde de leurs ailes lourdes et agiles à la fois. Mais il n’était qu’Aymeric, attaché à la maison d’Etienne Premier Comte de Sancerre. Il ne se plaignait pas, son maître était bon et le traitait humainement. Il faut dire que pour un serf il maniait fort habilement la lourde épée. Étienne aimait à le voir résister en souriant aux assauts des meilleurs de ses Chevaliers. Il en ferait son écuyer, assurément s’il lui fallait un jour partir au combat. En attendant ces temps sombres qu’il espérait et redoutait à la fois, Aymeric courbait l’échine au service de son Suzerain. Lorsque se rendant aux champs il traversait les vignes, il aimait à s’arrêter pour croquer quelques grappes de gros raisins blancs croquants et juteux. Il rechignait à boire les jus trop acides à son goût, qu’on en faisait. Quand coulait dans sa gorge assoiffée le jus sucré des baies fraîches, il fermait les yeux et communiait en silence avec le cœur de cette terre généreuse. Ah s’il pouvait travailler ces lianes folles qui rampaient, il était sûr, lui qui les sentaient presque vivantes, qu’elles lui donneraient bien meilleur vin!!! Il mourut le sept Septembre mille cent quatre vingt onze. Un lourd épieu Sarrasin lui perça le dos, tandis qu’il ferraillait aux côtés d’Etienne dans les fossés de Saint Jean. Aymeric tomba d’un bloc, les poumons envahis par le sang lourd qui sourdait de son cœur percé. Le ciel connut toutes les couleurs de l’arc-en-ciel tandis qu’il suffoquait.

Il regretta le frais nectar sucré de tous les raisins de Sancerre qu’il ne croquerait jamais plus…

Guillaume.

Dans les vallées Lombardes, en ce mois de Février mille cinq cent vingt cinq la neige épaisse tournait à la glace. Les arbres figés brillaient sous la carapace luisante du froid. La lune pleine comme une matrone lubrique, y projetait les ombres souffreteuses et dépenaillées de l’armée en marche. Les notes aiguës des armes qui cliquetaient sur le dos des hommes épuisés répondaient aux hurlements stridents des hordes de loups en chasse, qui rebondissaient sur les hautes et sombres parois de pierres déchiquetées. Pavie n’est plus loin scandaient les sergents, mercenaires efflanqués aux oreilles rougies des soldats de l’armée de François 1er. Guillaume sentait battre dans son cou ses longs cheveux blonds raidis par le froid. Il contractait ses dorsaux puissants pour faire barrière à la bise coupante. Ses hardes de cuir, lacérées par les combats de la veille, ne le protégeaient plus guère. Chaque pas était un supplice qui résonnait dans ses cuisses musclées. Ses tendons lui semblaient de cuir tressé, prêts à se rompre à chaque effort. Enfin vint le temps de la halte! Guillaume se recroquevilla contre le tronc rugueux d’un arbre écrasé sous le poids de la glace. Il porta à ses lèvres gercées le bec de corne d’une gourde de vin. Le liquide râpeux, qu’il transportait en bandoulière depuis Chinon, se réchauffa sur sa langue et explosa dans sa bouche. Saoulé de fatigue, il ferma les yeux. Le vin dilata ses veines et le revigora. Quelques lambeaux de viande séchée, durs comme vieux cuir et racornis par tous les sels des mers de France, crissèrent sous ses chicots à vif. Il tomba dans une torpeur légère…

«Chinon, Chinon, Chinon,

Petite ville, grand renom,

Assise sur pierre ancienne,

Au haut le bois, au pied de la Vienne».

Le nom de sa ville, chanté par le Sieur «Alcofribas Nasier», tournait dans sa tête comme une ritournelle apaisante. Une seule gorgée avait suffit à l’envoyer voler au dessus des bois de la Devinière. Le divin moine, apostasique à ses heures, tour à tour Franciscain, Bénédictin, médecin et curé, glorifiait sa cité et plus encore son vin à longueur de recueils. Il envoyait «la femme folle à la messe» «à Beaumont le Vicomte»… Guillaume qu’il aimait bien et qui savait lire, ce qui était rare chez les gueux, avait su l’émouvoir et l’intriguer. Une telle nature qui avait en elle l’intelligence des Lettres sans que «l’eschole» l’ait façonnée, le laissait perplexe. Depuis lors le maître lui donnait à lire aussi souvent qu’il se pouvait. Engourdi par le vin autant que par les frimas cruels, Guillaume se récitait le Gargantua qui déclenchait en lui, depuis qu’il y avait pu y poser les yeux, autant d’inextinguibles fou-rires que de longues réflexions. En cette nuit de misère les facéties langagières du géant le maintenaient en vie.

« Mais, concluent, je dys et mantiens qu’il n’y a tel torche-cull que d’un oyzon bien duveté, pourveu qu’on luy tienne la teste entre les jambes. Et m’en croyez sus mon honneur. Car vous sentez au trou du cul une volupté mirificque, tant par la doulceur d’icelluy dumet que par la chaleur tempérée de l’oizon laquelle facilement est communicquée au boyau culier et aultres intestines, jusques à venir à la region du cueur et du cerveau. Et ne pensez que la béatitude des héroes et semi-dieux, qui sont par les Champs Elysiens, soit en leur asphodèle, ou ambrosie, ou nectar, comme disent ces vieilles ycy. Elle est (scelon mon opinion) en ce qu’ilz se torchent le cul d’un oyzon, et telle est l’opinion de Maistre Jehan d’Escosse. »

L’étrange «soudard lettré» s’endormait. La musique des mots le berçait. Rien ne pouvait lui arriver car la prédiction du maître le protégeait : «Beusvez tousjours, ne meurez jamais». Eh oui, «Rien ne se crée, tout se transforme» dira t-on deux cents ans tard! Guillaume, quatre siècles avant l’heure niaise des marketeurs fous et des légistes frileux, bénéficiait déjà des bienfaits hors de prix des cures branchées de polyphénols et autres molécules «tendance». Las, le lendemain, au petit matin, un arquebusier embusqué lui fracassa le bassin. Un lansquenet Allemand l’acheva, d’un revers d’épée qui lui sectionna la gorge. Le sang jaillit en un geyser chaud.

Guillaume sourit, Gargantua lui tendait les bras.

Victoire.

La femme sursauta quand elle fut violemment pénétrée. Une bouffée aigre de chair sale la révulsa. Elle avait tout essayé, avant de faire du commerce de sa chair sa survie. La vie sous le règne du bien-aimé, n’était pas Versailles pour tout le monde. Fille de catin et de personne, elle reproduisait ce que sa mère avait connu. La vie serait courte, elle le savait. C’était ainsi… A dix sept ans, sa génitrice mourut d’une septicémie foudroyante sous les coups de boutoir d’un colosse qui lui perfora l’utérus. Victoire se relâcha. Pour souffrir moins elle pensa au roi. Qu’il était beau le jeune Duc d’Anjou tandis qu’il galopait dans Paris. Il était roi depuis quinze ans et n’en avait que vingt cinq!!! Alors qu’elle tentait de traverser la rue Saint Jacques, les troupes du roi l’avaient renversée dans la boue froide de Décembre. Du coin de l’œil, elle avait vu dans sa chute le visage poudré du monarque qui passait au galop. Cette image, elle l’avait précieusement conservée, elle était la bouée qu’elle déployait quand elle se noyait dans la pestilence de son quotidien. Mais pourquoi donc tout cela se demandait-elle tout au long des secondes infinies comme des millénaires, qui alourdissaient sa vie. Elle repoussa la brute ivre qui l’avait souillée et lui réclama son dû. Dans l’obscurité de la taverne, elle but à longues lampées le vin violent qui l’apaisait. Le jus épais de la vigne l’enivrait et l’emmenait au-delà du sordide qui lui collait à l’âme. Il dissolvait les larmes salées qui refluaient dans sa gorge serrée. Ses yeux restaient secs et scrutaient la pénombre grasse, à la recherche de la poignée de sols qui paierait sa pitance, cette tranche de pain sec qui calmerait son estomac révulsé par la faim, cette chère compagne cruelle qui ne la quittait jamais. Elle savait qu’elle ne reverrait pas les vignes hautes de Tannat de son Madiran natal, mais elle s’y promenait dès qu’elle fermait les yeux. Sans le vouloir elle empruntait la robe brochée de la Pompadour dont le carrosse, lancé à pleine vitesse dans la boue infecte des rues de Paris, avait un jour éclaboussé la chemise élimée qui la protégeait si mal des eaux froides de l’automne. Le bleu azur de la robe et le rose tendre des dentelles la ravissaient. Légère comme la libellule des marais elle volait sur l’herbe verdelette, zigzaguant comme une biche ivre de fleurs fraîches, entre les rangs de vigne. Son grand père qui l’avait élevée un temps, s’y brisa, les reins cassés par le labeur. Elle aurait tant aimé plonger une fois encore ses doigts gracieux dans le jus poisseux des soleils rouges de son enfance… Ces collines rêvées étaient son refuge secret. La toux rauque lui déchira la poitrine. Elle rouvrit ses beaux yeux zinzolin cernés de misère et expectora une grosse boule de crachat rose et crémeux dans la chope vide. Les vertiges la reprirent. Elle eut le sentiment que son corps se trouait. Accrochée à la table de bois brut, les doigts blanchis par l’effort, elle sentit les crocs de la mort lui effleurer la nuque.

Elle ne se releva pas…

CLOVISSE.

Clovisse était en noir et blanc toute la sainte journée. Du haut de ses dix ans il regardait le monde en levant la tête. Il n’imaginait même pas qu’il put en être autrement!!! L’école avait tenté de le garder en vain. Il avait l’esprit vif. Madame Vincent l’adorait. Ses boucles brunes, son sourire espiègle et son regard qui semblait lui dire qu’elle était toujours en retard, tant il comprenait vite, l’avaient depuis longtemps séduite. Mais l’habitude, celle qui aveugle les hommes, les temps durs comme le pain rassis, la voracité de la mine qui comme Chronos aimait à dévorer ses enfants si tendres, eurent raison de tous les beaux arguments de l’institutrice. Clovisse quitta le banc pour le carreau d’Oignies. La solitude ne le prit pas, il retrouva tous les petits qui bataillaient avec lui dans la cour de l’école à l’exception des fils de l’ingénieur, du notaire, et de quelques commerçants fortunés. Tout cela passait sans peine au-dessus de la tête du petit. Les percherons beiges aux culs plus larges que les bennes qu’ils tiraient sans effort apparent, fascinaient l’enfant. Leurs yeux doux aux longs cils le regardaient à chaque voyage. Il s’arrêtait et souriait aux monstres placides. La voix rude du porion déversait sur son dos de souris famélique, une bordée d’injures en patois. Docile, Clovisse reprenait le travail. Tous les petits rats de la mine dansaient leurs rôles sur la pointe de leurs pieds minuscules. Agiles, ils se faufilaient dans les tailles les plus étroites et ramenaient le charbon vers les trémies. D’autres fois, ils approvisionnaient les abatteurs et les boiseurs, en bois, en lampes, en outillages quant ils ne pompaient pas l’eau qui régulièrement envahissait les étages inférieurs. Tout cela leur convenait jusqu’à ce que la fatigue s’accumulant au long des heures, ils ne finissent leurs douze heures et remontent de la fosse, blancs comme des chicons. Clovisse était léger comme un souffle, il avait toujours faim mais la gamelle était mince et le pain tranché fin. Alors, en cachette il mâchait un bout de cuir rance qu’il avait trouvé près des chevaux. Il se donnait à sa tâche sans compter. Sa nature innocente et généreuse l’y poussait naturellement. Le porion l’appelait souvent et l’envoyait nourrir les chevaux. Son sourire, comme un soleil de dents blanches crevait le masque de charbon, il jubilait. C’était sa récompense. Famélique, rachitique et heureux, l’enfant riait en caressant le poil dru des bestiaux. Puis il prit un an de plus, sans que l’on puisse s’en douter. Les chevaux coûtaient cher à la mine!! Alors on chargea les mômes du calvaire… Clovisse et d’autres galibots furent affectés aux wagonnets qu’ils leur fallaient pousser dix à douze heures durant. Certains d’entre eux n’avaient pas huit ans. Une fin de journée d’été, par plus de mille mètres sous terre alors que la température dépassait les trente degrés, le pied blessé de Clovisse dérapa. Le wagonnet lui fit éclater le thorax sans qu’il ait le temps de crier. La travail continua. Un salaire de moins à la maison. Il n’y avait plus que des filles. Ce serait dur.

La plume du comptable raya son nom en crissant.

Patrick.

En ce petit matin de Mai deux mille neuf, le ciel sous le vent du nord roulait de gros nuages dont les formes noires et rebondies étaient distendues par les énormes masses d’eau aspirées en quelques fjords lointains. Les jambes écartées à largeur d’épaules, le dos droit et les mains sur les hanches, Patrick parlait au ciel. A cet endroit le sol est si mince qu’il croyait sentir sous ses pieds la roche, le calcaire dur. Cette impression récurrente il la recherchait à chaque fois que les nécessités lui permettaient d’y venir s’y planter. Sous la terre fine et caillouteuse des ondes montaient, qui le caressaient. Ces moments là étaient à lui, personne n’en savait rien. Un pur bonheur d’être ainsi fiché comme un piquet de vigne, comme un cep vigoureux, le regard brouillé et le corps irradié par les forces telluriques. La roche que perçaient les vignes les plus souffrantes, était son socle, la terre était sa chair. Il aimait à y croire… de toutes ses forces! Ces corps courbés qui s’étaient succédés en ces lieux chargés, avaient fait au cours des siècles, de cette liane indolente qui aimait à courir au ras du sol en donnant des tombereaux de grappes aux jus insipides, de vrais athlètes aux corps noueux. C’étaient ces mêmes silhouettes fibreuses et tourmentées qui priaient tout l’hiver, attendant que le printemps les exauce. Les tailles courtes, les sols labourés, les rangs enherbés avaient transformé ces belles rampantes aux mollesses tendres, en souches aux corps musculeux dont les doigts bancroches se tendaient infiniment vers les cieux. Sous leurs arpions renflés, telles les pattes pétrifiées des éléphants d’Hannibal au débouché des Alpes, invisibles et opiniâtres, fouissaient de solides racines qui traversaient la terre et foraient la roche pour vivre leurs amours secrètes. Les sucs les plus précieux, les élixirs les plus ultimes remontaient ainsi des profondeurs palpitantes, vers les grappes extasiées. Les dernières remontées de Septembre les poussaient à l’orgasme. Les belles années Patrick savait que le travail au chai serait riant. Les baies étaient petites, rondes, gonflées de jus. Sur la langue, la peau épaisse cédait à la pression et lui inondait la bouche d’un liquide sucré que tempéraient les pépins qui craquaient leur amande douce sous la dent. Les temps difficiles, il courbait un peu, un peu seulement, la tête. Il lui faudrait imprimer sa marque plus nettement, pour que le vin soit à son meilleur possible. Ainsi vont les temps du vin qui unissent indissolublement le ciel, le sol et l’homme, comme le reflet affaibli du Trismégiste.

Tout cela tournait dans sa tête à chaque fois qu’il s’arrachait à la vie pour monter en ces lieux. A mi-pente il dominait le village et les vignes. Nul besoin de bouger pour voyager. Pour des raisons qui lui échappaient, dès qu’il s’immergeait dans la houle verte des rameaux feuillus il entrait dans une sorte de monde intermédiaire. Une foule d’images, de sensations, parfois contraires, l’envahissaient. C’était étrange et agréable cependant de se couper ainsi des vanités anesthésiantes du réel. C’était comme une brisure et une contraction à la fois des temps. Une impression de déjà vu, de déjà vécu, des scènes brèves, fulgurantes et rémanentes. Ce rapace qui tournait au dessus des sables, cette douleur sous l’omoplate gauche qui lui vrillait parfois le dos, cette gène dans la hanche,à l’occasion quand il courait, cette quasi phobie du noir, ce besoin immédiat de lumière dès que la nuit tombait, toutes ces peurs et ces bonheurs secrets surgissaient comme autant de fantômes fraternels, là, quasiment à chaque fois, au beau milieu de «Goutte d’Or». Il jeta un coup d’œil à sa montre, il était temps d’aller initier les enfants aux joies de l’effort physique…

Décidément, il aimait ces petits matins dans les vignes.

EAUMOFILTIDESCOVIENEAUFILDESVIES